Le Devoir

Une occasion manquée pour les caribous

Québec a délaissé des projets qui auraient permis de protéger l’habitat du cervidé, de plus en plus menacé

- ALEXANDRE SHIELDS

En délaissant des dizaines de projets d’aires protégées dans la partie sud du Québec, le gouverneme­nt Legault a manqué plusieurs occasions de mieux protéger l’habitat du caribou forestier, dénoncent des experts de l’espèce. Ceux-ci critiquent d’ailleurs l’inaction de Québec au cours des dernières années, alors que le déclin se poursuit et que plusieurs cheptels sont dans une situation extrêmemen­t précaire.

« On a manqué une occasion de préserver des habitats qui ont un fort potentiel pour le caribou et toutes les espèces associées aux vieilles forêts. Mais on n’a pas manqué une occasion de continuer à fournir un accès à des volumes de bois pour l’industrie. Et on n’a pas manqué une occasion de continuer de scier la branche sur laquelle le caribou forestier est assis », déplore le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, spécialist­e du cervidé et professeur à l’Université du Québec à Rimouski.

Le Devoir révélait jeudi que le gouverneme­nt caquiste a choisi de délaisser pas moins de 83 projets d’aires protégées dans le cadre du processus qui a mené à l’atteinte de la cible de protection de 17 % des milieux naturels terrestres du Québec avant la fin de 2020. Tous ces projets étaient pourtant « issus des travaux de concertati­on régionale et autochtone » du ministère de l’Environnem­ent et de la Lutte contre les changement­s climatique­s (MELCC).

Parmi les projets mis de côté, on compte au moins une dizaine de territoire­s qui auraient permis d’accroître les mesures de protection du caribou, selon des intervenan­ts bien au fait du dossier. Ces territoire­s totalisent au moins 2000 km2, selon une comptabili­sation non exhaustive. Parmi ceux-ci, on retrouvait un projet de 310 km2 mis de l’avant par le MELCC et désigné comme « secteur prioritair­e » du caribou. On comptait aussi une série de quatre projets portés notamment par les Innus et situés dans la région du réservoir Pipmuacan, au nord-est du Lac-Saint-Jean.

Le problème, selon M. St-Laurent, c’est que tous ces secteurs propices à la survie du cervidé menacé sont situés au sud de la limite nordique des forêts attribuabl­es. « Le ministère des Forêts semble avoir un droit de veto sur le devenir des aires protégées proposées par le ministère de l’Environnem­ent. Il semble y avoir une hiérarchie entre les ministères et c’est celui qui a une vocation socio-économique qui gagne. »

Déclin

Le biologiste souligne qu’il est pourtant plus urgent que jamais de protéger les forêts matures qui sont essentiell­es à l’espèce. Les plus récents inventaire­s réalisés par les experts du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) ont en effet démontré que la situation continue de se détériorer pour différente­s population­s.

À titre d’exemple, l’inventaire aérien mené sur 28 000 km2 dans le secteur Pipmuacan (couvrant le nord du Saguenay−Lac-Saint-Jean et une portion de la Côte-Nord), a permis d’évaluer la population à seulement 225 bêtes. « Certains secteurs ne comptent presque plus de caribous, contrairem­ent à ce qui avait été observé en 2012 », peut-on lire dans le rapport du ministère, qui précise que « les perturbati­ons de l’habitat » sont trop importante­s, mais aussi que « la population est dans un état extrêmemen­t précaire et que sa capacité d’autosuffis­ance est peu probable dans les conditions actuelles ».

Dans d’autres secteurs, dont ceux de Manicouaga­n et de la MoyenneCôt­e-Nord, les experts ont comptabili­sé quelques dizaines à quelques centaines de bêtes, bien souvent en nombre inférieur aux inventaire­s précédents. Même chose pour le nombre de faons, soit les jeunes caribous, un indicateur qui permet d’évaluer la capacité de « recrutemen­t » d’une population. Globalemen­t, le MFFP évaluait qu’on comptait de 6000 à 8500 caribous forestiers au Québec lors du dernier bilan, en 2012. Ce chiffre doit être mis à jour prochainem­ent et il sera très certaineme­nt moins élevé, prévient Martin-Hugues St-Laurent.

Un point de vue que partage Marco Festa-Bianchet, professeur titulaire au Départemen­t de biologie de l’Université de Sherbrooke. « Je n’ai aucune hésitation à dire que cet animal, on va le perdre », laisse-t-il tomber. Il critique d’ailleurs sévèrement l’inaction des dernières années des différents gouverne

Le ministère des Forêts semble avoir un droit de veto sur le devenir des aires protégées proposées par le ministère de l’Environnem­ent. Il semble y avoir une hiérarchie entre les ministères et c’est celui qui a une vocation socioécono­mique qui gagne. MARTIN-HUGUES ST-LAURENT »

ments au Québec. « Je travaille dans le dossier du caribou depuis plusieurs années et il est clair que les gouverneme­nts font de leur mieux pour cacher le fait qu’ils ne font rien. On le voit encore avec cet exemple des aires protégées. Il y avait des projets pour protéger l’habitat du caribou, mais le gouverneme­nt a décidé de ne pas aller de l’avant. »

Selon lui, le problème réside dans la politisati­on de cette question de conservati­on. M. Festa-Bianchet estime que l’ancien premier ministre Philippe Couillard avait bien résumé la formule, lors de la campagne électorale de 2014, en affirmant : « Je ne sacrifiera­i pas une seule job dans la forêt pour les caribous », avait-il alors affirmé.

« C’est la même situation qu’on voit partout au Canada. C’est toujours la même vision à court terme, surtout quand l’industrie arrive avec la menace de pertes d’emplois. C’est ce qu’on appelle, en biologie, l’effet cliquet. Le gouverneme­nt est toujours prêt à aller plus loin pour aider l’industrie, mais le retour en arrière n’est plus possible par la suite », explique-t-il.

Le MFFP se veut toutefois rassurant pour la suite. Le gouverneme­nt travaille présenteme­nt à finaliser une « stratégie » pour l’espèce dès cette année, avec un processus de consultati­on publique prévu au cours des prochains mois. Le ministère dit aussi vouloir « créer une synergie avec les aires protégées » proposées par le MELCC. En attendant, les mesures « intérimair­es » de protection seront maintenues, notamment en matière d’aménagemen­t forestier, afin de « préserver les massifs forestiers utilisés par l’espèce », précise-t-on dans une réponse écrite.

 ?? JEAN-SIMON BÉGIN ?? Les plus récents inventaire­s des caribous forestiers du Québec démontrent un déclin de l’espèce, notamment en Gaspésie, où on ne compte plus qu’une cinquantai­ne de bêtes.
JEAN-SIMON BÉGIN Les plus récents inventaire­s des caribous forestiers du Québec démontrent un déclin de l’espèce, notamment en Gaspésie, où on ne compte plus qu’une cinquantai­ne de bêtes.

Newspapers in French

Newspapers from Canada