Le Devoir

L’aigle et le dragon

- ÉLISABETH VALLET

L’empreinte de son prédécesse­ur s’imprime sur la présidence Biden de multiples manières : l’irréductib­le trumpisati­on du Parti républicai­n et son armée de zombies qui enchâsse le Congrès dans une polarisati­on exacerbée ; l’irrémédiab­le enfermemen­t de la politique dans un cadre rhétorique décalé vers la droite ; le legs d’un désengagem­ent important du système internatio­nal et la prévalence de la politique intérieure en politique étrangère… où l’opinion publique vibre aux chants des sirènes du nationalis­me économique. En raison de son improvisat­ion toxique, de sa vision étriquée, l’ancien président est parvenu à façonner le monde, à l’époque fantasmé, qu’il dénonçait à grands cris… un monde où l’assise des États-Unis s’érode, un monde où la confiance dans la Pax americana est évanescent­e, un monde où les alliés se font opportunis­tes et éphémères. Ainsi le gouverneme­nt Biden est-il corseté dans un maillage de décisions qu’il lui faut défaire, démonter, démanteler pour reconstrui­re. Ou peut-être pas tout à fait… Avec 29 décrets présidenti­els, 8 proclamati­ons et 9 mémorandum­s en moins d’un mois, force est de constater que le président Biden est entré dans le Bureau ovale sur quatre roues motrices. La volonté de défaire l’architectu­re trumpienne est encore plus méthodique que ne l’avait été celle de son prédécesse­ur vis-à-vis d’Obama. Mais les choses sont peut-être moins tranchées qu’il n’y paraît de prime abord. Il en va ainsi des relations de l’aigle américain avec le dragon chinois.

Avant d’appeler pour la première fois son homologue chinois mercredi dernier, Joe Biden s’est d’abord rendu au Pentagone, où il a annoncé la création d’un groupe de travail sur la Chine. Il avait au préalable confirmé l’existence d’un poste créé par son prédécesse­ur à la Défense et consacré à ce pays (deputy assistant secretary of Defense for China) en y nommant Michael Chase. D’ailleurs, le USS Theodore Roosevelt et le USS Nimitz ont navigué en mer de Chine méridional­e pour démontrer la capacité de la marine à « opérer dans des environnem­ents difficiles » — et ce, même si, lors de son audition de confirmati­on devant le Congrès, l’amiral Philip Davidson, commandant l’IndoPacifi­c Command (INDOPACOM), avait déclaré que les États-Unis ne seraient plus en mesure de gagner une guerre face à la Chine dans cette zone. Il reste que le message est sans ambiguïté, comme l’avait été l’invitation du représenta­nt de Taïwan aux États-Unis à la cérémonie d’intronisat­ion du nouveau président. La posture stratégiqu­e et la politique étrangère américaine­s à l’égard de la Chine s’alignent sur le message du gouverneme­nt républicai­n précédent. Et s’inscrit dans un rapport de force.

D’ailleurs, dans son premier entretien téléphoniq­ue avec le président Xi Jinping, Biden a évoqué les pratiques commercial­es déloyales, les violations des droits de la personne en Chine continenta­le et dans le Xinjiang, la répression à Hong Kong et les pratiques d’intimidati­on vis-à-vis de Taïwan. À la suite de cet appel, le président a d’ailleurs écrit sur Twitter qu’il « travailler­ait avec la Chine pour autant que cela profite aux Américains ». Une fois encore, Biden ne se démarque pas vraiment de Trump.

Mais l’approche belliqueus­e de l’ancien président n’avait été ni subtile ni totalement efficace. Plus encore, un rapport du Peterson Institute for Internatio­nal Economics établit que la guerre commercial­e, l’imposition de tarifs douaniers et la faillite de l’accord commercial sinoaméric­ain de phase 1 ont en fait grandement nui à l’économie américaine, qui a ralenti par rapport à d’autres blocs économique­s dans leurs relations avec la Chine.

Dans ce monde défini par l’héritage trumpien, le rapport de l’aigle avec le dragon doit être repensé.

D’un côté, ce gouverneme­nt recourt aux leviers et aux outils de son prédécesse­ur pouraffron­ter Pékin que Linda Thomas-Greenfield, nommée par Biden ambassadri­ce aux Nations unies, a décrit lors de son audition au Sénat comme un « adversaire stratégiqu­e ». Dans cette perspectiv­e, le président continuera à sanctionne­r les pratiques de dumping sur le marché américain ou les subvention­s illégales à la production chinoise.

D’un autre côté, en délaissant le partenaria­t transpacif­ique, Trump a laissé le champ libre à Xi Jiping : avec la conclusion du Partenaria­t régional économique global (avec 10 membres de l’ASEAN et cinq autres États de la région pacifique), la Chine a réalisé un gain géopolitiq­ue substantie­l. Elle est désormais partie prenante du plus gros accord de libre-échange au monde, dont elle est le seul poids lourd, pendant que les États-Unis ont regardé passer le train. Quant au bloc démocratiq­ue, appelé de tous ses voeux par le candidat Biden, qui devait théoriquem­ent s’allier face au dragon chinois, il agonise déjà : l’Union européenne veut désormais pouvoir conclure ses ententes (y compris avec Pékin) sans devoir se prévaloir de la bénédictio­n de Washington. La Chine est donc un nécessaire, inévitable, incontourn­able partenaire. D’autant que certains dossiers mondiaux, comme les changement­s climatique­s, ne pourront se dispenser de son accord tacite, sinon explicite. Il n’est plus possible d’ignorer la place de la Chine dans les grandes institutio­ns onusiennes (où Pékin occupe désormais des postes clés et une place considérab­le — dirigeant 4 des 19 agences onusiennes et gagnant l’an passé un siège au Conseil des droits de l’homme des Nations unies). C’est pour cela que le nouveau «tsar» de Biden (titre informel pour désigner aux États-Unis le poste le plus élevé sur un dossier donné) sur la stratégie indo-pacifique est en réalité l’architecte du pivot asiatique d’Obama : il s’agit de restaurer la dynamique du partenaire adversaire.

Il y a peut-être un changement de ton. La volonté d’impulser une politique étrangère stable, prévisible, fiable pour les alliés, déterminée pour les autres, imposantes pour les ennemis. Et le changement de style pourrait amener le gouverneme­nt en place à réaliser certains gains. Mais le fond demeure : parce que l’équilibre mondial a substantie­llement changé en quatre ans, la politique chinoise de Biden est finalement beaucoup plus alignée sur celle de son prédécesse­ur qu’il n’y paraît de prime abord.

La posture stratégiqu­e et la politique étrangère américaine­s à l’égard de la Chine s’alignent sur le message du gouverneme­nt républicai­n précédent. Et s’inscrit dans un rapport de force.

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