Un vrai crime, la chronique de Konrad Yakabuski
En Colombie-Britannique, plus de personnes sont mortes en 2020 après avoir consommé une substance illicite, une hausse de 74 % par rapport à l’année précédente. Ce triste bilan, déposé cette semaine par le bureau du coroner de la province, a une fois de plus mis en évidence les effets dévastateurs de la pandémie sur les personnes dépendantes aux drogues dures. Les restrictions à la frontière, la fermeture ou la réduction des heures d’ouverture des centres de consommation supervisée et l’isolement de personnes vivant seules ont contribué à l’exacerbation d’une épidémie de surdoses qui, en Colombie-Britannique, s’avère bien plus mortelle que la COVID-19, où le coronavirus a coûté la vie à près de 1 300 personnes depuis le début de la pandémie. Là-bas, l’âge médian des victimes de la COVID-19 est de 86 ans, alors que ce sont surtout de jeunes adultes qui succombent à une surdose.
Pour le gouvernement néodémocrate du premier ministre John Horgan, la situation est devenue à ce point intolérable qu’il demande à Ottawa une exemption de la loi fédérale afin de décriminaliser la possession simple de drogues dures sur son territoire. La province aurait souhaité une politique nationale en ce sens. Mais devant le refus du gouvernement libéral du premier ministre Justin Trudeau de décriminaliser les drogues dures à l’échelle nationale, la ministre britanno-colombienne de la Santé mentale et des Dépendances (Minister of Mental Health and Addictions), Sheila Malcomson, vient de demander une exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances pour sa province. L’article 56 de cette loi prévoit que le ministre fédéral de la Justice peut soustraire à l’application de cette loi certains groupes de personnes s’il « estime que des raisons d’intérêt public, notamment des raisons médicales ou scientifiques, le justifient ». Ottawa s’est déjà prévalu de cet article afin de légaliser les centres de consommation supervisée à travers le pays. Mais M. Trudeau hésite toujours à aller plus loin, malgré des appels de plus en plus insistants pour qu’Ottawa décriminalise la possession de drogues dures.
L’approche actuelle accapare énormément de ressources policières et force les personnes souffrant d’une dépendance à consommer dans la clandestinité, avec les conséquences que l’on connaît
Les maires de Montréal et de Vancouver ont ajouté leurs voix à celles de l’Association canadienne des chefs de police et de l’administratrice en chef de l’Agence de santé publique du Canada, la Dre Teresa Tam, en se prononçant pour une telle décriminalisation. L’approche actuelle accapare énormément de ressources policières et force les personnes souffrant d’une dépendance à consommer dans la clandestinité, avec les conséquences que l’on connaît. En août dernier, la directrice fédérale des poursuites pénales, Kathleen Roussel, a émis une directive à ces procureurs leur demandant de rechercher « des mesures de déjudiciarisation pour les cas de possession simple ». La portée de cette directive est assez limitée, puisqu’elle s’applique seulement lorsque l’enquête a été effectuée par la Gendarmerie royale du Canada. Mais la démarche de Mme Roussel a néanmoins mis le ministre de la Justice David Lametti dans l’embarras alors que son gouvernement s’obstine à rejeter toute demande de décriminalisation. « Dans une crise comme celle-ci, il n’y a pas de solution miracle », a affirmé M. Trudeau en septembre dernier, en disant préférer d’autres options à la décriminalisation, comme l’approvisionnement sûr en drogues pour les toxicomanes.
L’hésitation des libéraux à aller plus loin découle en grande partie de l’opposition farouche qu’ont toujours affichée les conservateurs à la décriminalisation des drogues dures. Lors de la campagne électorale de 2019, Andrew Scheer, alors chef du PCC, a accusé les libéraux de vouloir « légaliser » les drogues dures, comme ils l’ont fait avec la marijuana en 2017. Or, la décriminalisation de la possession simple n’a rien à avoir avec la légalisation des drogues dures, dont le trafic demeurerait un crime grave. Sous M. Scheer, les conservateurs ont sciemment cherché à semer la confusion sur cette question.
Le successeur de M. Scheer, Erin O’Toole, fait preuve de plus de tact dans ce dossier. « Ce n’est pas approprié d’avoir des peines très sérieuses pour les Canadiens qui ont des problèmes de drogues, a-t-il dit le mois dernier. On doit prêter assistance aux Canadiens qui ont des problèmes de toxicomanie et des problèmes de santé comme ça. Je ne suis pas pour des peines très graves pour un crime comme cela. »
M. O’Toole évite toutefois de se prononcer directement sur la décriminalisation de la possession simple des drogues dures. Beaucoup de conservateurs, sinon la majorité d’entre eux, s’y opposent toujours. La question semble particulièrement sensible au Québec, où l’opposition à la légalisation du cannabis fut la plus élevée au pays. « Nous sommes d’avis qu’il faut que les experts se penchent sérieusement sur la question [de la décriminalisation] afin de connaître les impacts que cette mesure occasionnerait et c’est pourquoi nous sommes disposés à étudier cette proposition en comité », répond une porte-parole du Bloc québécois. Pour sa part, le premier ministre François Legault ne semble aucunement disposé à favoriser la décriminalisation, la base caquiste étant largement réfractaire à cette idée.
Le vrai crime, en l’occurrence, c’est le manque d’empressement de la plupart des politiciens au pays à enrayer ce fléau. C’est ainsi que les personnes vulnérables continueront à mourir en raison de la stigmatisation associée à la consommation des drogues illicites qui les empêchent de chercher de l’aide avant qu’il ne soit trop tard. Et que des drogues coupées avec des substances de plus en plus toxiques continueront de circuler, causant la mort de jeunes Canadiens pour qui la vie ne vient que de commencer.