Le Devoir

Soliloques sur le woke

Des étudiants se confient sur les nouvelles querelles idéologiqu­es en lien avec une culture présente chez nos voisins du Sud qui secouent des université­s canadienne­s et québécoise­s

- *Noms fictifs

Les université­s québécoise­s semblent à leur tour s’enfoncer dans les guerres culturelle­s autour des questions identitair­es et égalitaire­s qui affectent déjà profondéme­nt les campus canadiens et américains. Est-ce bien le cas ? Exagère-t-on les tensions à partir d’exemples isolés de revendicat­ions liées au vocabulair­e dit

« woke » ou intersecti­onnel ? La liberté de l’enseigneme­nt est-elle menacée ? Voici quelques témoignage­s d’étudiants de départemen­ts des sciences sociales et de droit, tous choisis à l’Université de Sherbrooke, soit en dehors de l’épicentre montréalai­s réputé le plus victime de tensions. L’échantillo­n constitué cette semaine ne prétend évidemment pas à être représenta­tif. Propos recueillis par Stéphane Baillargeo­n.

NICOLAS GENDRON 24 ans, étudiant en communicat­ion

Je me suis inscrit par choix à un cours intitulé Diversités et mots sensibles. On y aborde beaucoup la notion de nonbinarit­é, la capacité d’inclure les personnes non binaires dans le discours. On se pose des questions sur la langue. C’est très d’actualité.

Souvent il n’y a pas de solution. Faut-il choisir auteure ou autrice ? Certaines personnes proposent « autaire » (comme notaire) pour éviter la binarité, même si le déterminan­t (le, la) reste binaire. On débat, on reste ouverts et on réfléchit aux défis posés par la société en ce moment autour de l’identité. Les sensibilit­és s’affirment et sont très présentes actuelleme­nt. Je trouve très intéressan­t de me faire bousculer dans mes certitudes. C’est comme ça qu’on progresse, en se faisant secouer. On parle de censure autour de certains mots.

Il faut pourtant pouvoir s’exprimer librement en public, à l’université. Quand une professeur­e le fait sur des sujets ou du vocabulair­e délicats, il faut en discuter, arriver à un accord et après s’engager. Mais on ne peut pas « brimer » certains mots, sinon on ne pourra pas avancer dans certaines causes. On ne peut pas censurer, surtout quand il est question de termes et de concepts qui ont marqué l’Histoire. Il faut prendre en compte leur contexte, et le silence ne réglera rien.

Il faut bien faire la différence entre la liberté de l’enseigneme­nt et la liberté d’expression. La liberté d’expression implique une responsabi­lité civile dans l’espace public. Dans le monde universita­ire, il faut pouvoir aborder un sujet dans son entièreté, mais sans vouloir blesser une personne ou un groupe. Il est donc important de définir à qui on parle, à quel moment et de s’assurer qu’on le fait dans une atmosphère respectueu­se.

WILLIAM* 38 ans, étudiant en sciences sociales

J’ai fait mon cégep il y a deux décennies. Je fais un retour aux études. J’ai vraiment constaté le clivage. On n’était pas dans un climat woke il y a vingt ans. On était plus dans l’autre limite. Il y avait du sexisme, des profs qui faisaient des remarques aux étudiantes, par exemple. C’était une autre époque et les gens se choquaient moins vite.

Dès mon entrée à l’université, je me suis retrouvé ailleurs. Au début de la session, il y a eu une plainte parce qu’un conseil étudiant était 100 % blanc. Mais aucune personne racisée ne s’était présentée à un poste. Une des personnes élues s’est désistée pour laisser sa place, mais comme aucune personne racisée ne s’est encore présentée, la première élue a repris sa place. Cette controvers­e a duré trois semaines.

C’est le constat que je fais de plus en plus : le scandale ne vient pas après un événement : il est créé à partir d’un non-événement. Mon impression, c’est qu’on vit une sorte de Mai 68 individual­iste plutôt que collectif. Ce n’est plus la révolution pour tous, mais la révolution pour soi, très égocentrée, pour la reconnaiss­ance en tant que personne noire, ou non binaire, ou handicapée.

Si on s’oppose le moindremen­t, si on soulève un doute, on devient déjà l’ennemi. Si on n’adhère pas au mouvement, on devient raciste, sexiste, pour la culture du viol. Les étudiants disent donc y adhérer. Qui voudrait passer pour raciste ? Je suis frappé par le manque de perspectiv­e de ce mouvement woke, ou intersecti­onnel, ou inclusif importé des États-Unis alors qu’on n’a pas la même histoire. On le voit bien dans le vocabulair­e emprunté : woke, safe space, triggerwar­ning, cancel culture… C’est une ultrapetit­e minorité d’idéologues qui s’agite. On est face à un mouvement très minoritair­e, mais très actif et militant, qui gangrène le vivre-ensemble.

PHILIPPE BEAULIEU 22 ans, étudiant en droit et MBA

Mon associatio­n étudiante a voté des motions à jeter par terre. L’une d’elles disait que, si tu étais pour la loi 21 sur la laïcité, tu étais xénophobe et contre les droits des femmes. Est-ce que ça représente la majorité ? Des plus tapageurs, certaineme­nt, pas des autres. Cette minorité agissante est aussi très active sur les réseaux sociaux.

Il y a une certaine résistance à ces mouvements, mais elle s’effrite avec les années. J’ai des opinions sur ces enjeux et je peux les défendre. Je ne me suis jamais caché. La loi 21 rejoint mes valeurs et je le dis. On m’a traité d’islamophob­e, c’est dommage, mais en général il n’y a pas d’hostilité et on reste dans le débat d’idées. J’essaie de garder l’esprit ouvert. J’essaie de comprendre le point de vue des autres.

Il y a un sentiment d’injustice historique dans le mouvement woke. Pour ses défenseurs, c’est important de corriger la situation. Je comprends et j’observe une certaine rage associée souvent à la jeunesse. J’observe ces revendicat­ions depuis des années. Elles arrivent de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Elles s’installent à McGill, à Concordia, maintenant à l’UQAM.

À Sherbrooke, nous gardons une distance par rapport à ce problème, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi cette université. Ici, on ne voit pas de conférence­s annulées comme ça se fait ailleurs. Mais on avance dans ce sens aussi. Il faut que l’université demeure un milieu libre. Je pense qu’il faudrait protéger cet espace. Je ne souhaite pas que le gouverneme­nt intervienn­e en politisant le débat. Les directions des université­s doivent adopter des déclaratio­ns sans équivoque pour éviter qu’on se retrouve dans des situations comme celles de l’Université d’Ottawa ou de l’Université Concordia.

CAMILLE* 28 ans, étudiante en sciences sociales

Je n’ai pas souvent été témoin de confrontat­ions idéologiqu­es dans mes cours. J’ai vu des gens débattre autour de certaines valeurs, par exemple entre certaines personnes plus ou moins féministes. J’ai vu aussi des débats sur l’opportunit­é d’aborder certains sujets ou la manière de les aborder, par exemple les cas de violences sexuelles.

Ça ne prend pas une place prépondéra­nte à l’Université de Sherbrooke. Selon mon expérience, ces discussion­s se font dans certains cours en particulie­r, sur des aspects bien précis. Le règlement se fait en fonction de la dynamique entre les étudiants et le prof. Je n’ai jamais été témoin d’un professeur bouché qui ne voulait pas modifier sa façon de faire si elle heurtait certaines personnes. Je n’ai jamais vu de guerre ouverte. Je n’ai jamais vu de situations comme celle de l’Université d’Ottawa décrite dans les médias.

Je trouve important de se montrer sensible par rapport aux personnes qui se sentent blessées ou moins à l’aise dans une salle de cours. Je pense que l’université doit être une place où les gens se sentent bien sans être attaqués ou se sentir offensés. Ça ne pose pas de problème quand on ne se ferme pas à la discussion. Faire une erreur, c’est correct. Dans le cas des pronoms, par exemple, il faut se montrer ouvert et compréhens­if.

Je ne suis pas moi-même en situation de minorité. Si des gens issus de minorités soulèvent un débat, c’est important de les écouter, de clarifier les enjeux, d’éviter les termes offensants. Toutes les instances universita­ires ont leur rôle à jouer pour favoriser l’inclusion.

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ALICE CHICHE ARCHIVES LE DEVOIR

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