Enfin le bout du tunnel ?
Depuis quelques semaines, les choses bougent beaucoup dans tout ce vaste dossier sur la liberté d’expression et la liberté universitaire. On le sait sans doute : la question me préoccupe depuis plusieurs années et j’ai fait ce que j’ai pu pour tirer la sonnette d’alarme. Il me semble aujourd’hui, et je m’en réjouis bien entendu, que les choses commencent enfin à bouger dans la bonne direction.
C’est ainsi qu’on voit des administrations et des administrateurs affirmer haut et fort leur volonté de défendre la liberté universitaire contre ce qui la menace et que des étudiants et des associations étudiantes se mobilisent et invitent à discuter du sujet. De plus, la question, il y a peu de temps encore confinée entre les murs de l’université, est désormais bien arrivée sur la place publique, où elle suscite de légitimes inquiétudes et de bienvenus appels à l’action.
Que faire à présent ? La Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU), et d’autres personnes avec elle, demande à la ministre McCann de légiférer sur la question. Je comprends cette demande et je lui reconnais des mérites. Mais tout bien réfléchi, il me paraît plus souhaitable de ne pas faire intervenir l’État dans ce dossier et de laisser d’abord aux universités le soin de faire leurs devoirs.
Après tout, et même si la lâcheté de certaines administrations a eu de quoi décourager, les universités et l’ensemble des personnes et des instances qui la composent sont les mieux au fait de ce qu’on doit défendre, sachant parfaitement pourquoi il faut le faire et ce qui menace ce précieux bien.
Je pense cependant que l’exercice devra être à la hauteur de l’importance de l’enjeu, qui n’est rien de moins que la vie de l’esprit et son irremplaçable contribution au savoir humain, à la vie démocratique et à la liberté : cet exercice devra donc être rigoureux et mené sans compromis. Si c’est bien le cas, je suis convaincu qu’il sera aussi douloureux.
L’ennemi intérieur
C’est que les épisodes souvent aussi grotesques que désolants d’atteinte à la liberté universitaire qui parviennent aux oreilles du grand public en cachent d’autres, moins ouvertement discutés, mais qui concourent eux aussi à cette limitation de la possibilité de penser, de parler, de réfléchir, de débattre et de rechercher qui sont la raison d’être de l’université. Quand celle-ci se penchera sur la liberté universitaire, elle devra donc faire la lumière sur toutes ces autres menaces, examiner avec soin leur impact sur la vie universitaire et tirer les conclusions qui s’imposent.
J’ai dans un livre proposé d’appeler ces autres facteurs l’ennemi intérieur, puisqu’ils sont en effet des ennemis de la vie de l’esprit, mais des ennemis qui sont admis, tolérés, voire encouragés dans le lieu même où ils devraient être combattus.
Que sont ces ennemis intérieurs de l’université et de la liberté qu’elle doit défendre ? Je ne peux ici ni les nommer tous ni préciser leur impact réel, mais en voici tout de même un échantillon.
Le clientélisme des universités en est un et il n’est pas difficile de deviner comment il peut conduire à ne pas défendre comme il se doit la liberté universitaire. Le client, après tout, a toujours raison, et il a même raison d’avoir tort.
En d’autres cas, la présence de l’ennemi intérieur est moins visible, mais je maintiens qu’il n’est souvent pas moins menaçant. Prenez par exemple ces revues dites prédatrices, de plus en plus nombreuses dans tous les domaines et qui publient n’importe quoi, ou peu s’en faut, contre argent sonnant. Quel impact ont-elles sur la vie de l’esprit et la liberté universitaire ? La question mérite d’être soigneusement examinée.
Comme, dans la même foulée, celle du financement de la recherche, de ce que cela signifie pour le choix des objets de recherche, pour la propriété des résultats et la décision de les rendre ou non publics et pour les éventuels brevets ou autres droits de propriété qui s’ensuivent.
Prenez encore cette insistance toute mercantile à faire, à tout prix c’est le cas de le dire, de la recherche subventionnée, même là où cela n’a pas beaucoup de sens et peut même nuire à la poursuite de travaux pourtant légitimes, mais alors jugés, à tort, sans importance ou sans intérêt. Quel impact tout cela a-t-il sur la vie de l’esprit et sur la liberté universitaire ?
N’oubliez pas non plus cet influent courant d’idées appelé le postmodernisme, qui s’est, semble-t-il, imposé à des degrés variables dans divers départements, et posez-vous les mêmes questions. Posez-les encore quand s’y mêle ce qui ressemble parfois à un militantisme qui prend la place de la recherche et qui donne à l’enseignement universitaire de troublantes allures d’endoctrinement et à la recherche des allures de déclinaisons de conclusions atteintes avant même de commencer le travail.
Combien de personnes, conscientes de tout cela, s’interdisent de le dénoncer et alimentent par autocensure une ambiance bien peu propice à la libre discussion de toutes les idées alimentée au plus large éventail possible de faits, même ceux qui sont les plus dérangeants pour les idées et idéologies dominantes, voire qui les contredisent ?
Considérez tout cela et voyez ce qui s’ensuit pour la liberté universitaire. Je crains fort, pour ma part, que l’ennemi intérieur ait déjà fait bien du mal et que toute réflexion sérieuse sur la liberté universitaire doive faire la lumière sur tout cela.
Mais j’insiste : la communauté universitaire est parfaitement outillée pour faire ce travail, elle qui connaît l’ennemi mieux que quiconque. Il serait infiniment déplorable que, faute de l’avoir fait correctement, on se retrouve, dans quelques années, devant une situation à ce point dégradée que même des gens comme moi en viendraient à demander à l’État d’intervenir.