Le Devoir

Où va le mouvement indépendan­tiste catalan ?

- CHRISTIAN RIOUX CORRESPOND­ANT À PARIS

À Barcelone, la Meridiana est la grande avenue qui relie la place de la Catalogne au nord de la ville. C’est de là que partent les autocars qui vont vers Gérone et Vic au coeur du pays catalan. Lundi dernier, les militants indépendan­tistes n’ont pas pu bloquer cette artère comme ils le font pourtant quotidienn­ement depuis le 14 octobre 2019. Le jour où la Cour suprême espagnole avait condamné neuf nationalis­tes catalans, dont plusieurs élus, à des peines de 9 à 13 ans de prison. La Cour leur reprochait d’avoir organisé en 2017 un référendum jugé illégal par Madrid et qui fut réprimé violemment par la police espagnole.

Après plus de 300 nuits de blocage de la Meridiana et à 48 heures des élections qui se tiendront dimanche en Catalogne, la fatigue se fait aujourd’hui sentir chez les militants indépendan­tistes. « Il ne faut pas se mentir. Nous ne sommes plus en 2017. À l’époque, nous croyions que l’indépendan­ce était à portée de main. Ce n’est plus le cas aujourd’hui », explique le politologu­e Marc Sanjaume-Calvet. Ce professeur de l’Université ouverte de Catalogne connaît bien le Québec, où il a enseigné à l’Université Laval et à l’UQAM. Selon lui, cette élection pourrait marquer une étape dans l’évolution du mouvement indépendan­tiste catalan.

Alors que les trois principaux partis — le Parti socialiste (PSC) et les indépendan­tistes de Junts per Catalunya (JxCat) et d’Esquerra Republican­a (ERC) — sont pratiqueme­nt nez à nez, ces deux derniers sont engagés dans une lutte sans merci pour savoir qui dominera le bloc indépendan­tiste. D’un côté, le parti de l’ancien premier ministre Carles Puigdemont (JxCat), en exil à Bruxelles, n’a cessé de dénoncer à mots couverts le soutien que son adversaire (ERC) accorde au gouverneme­nt socialiste de Pedro Sánchez à Madrid. De l’autre, le parti d’Oriol Junqueras (ERC), condamné à 13 ans de prison, et dont le candidat est Pere Aragonès, n’a cessé de faire allusion à l’« indépendan­tisme magique » de son adversaire.

Jeu de chaise musicale

« Les dirigeants d’Esquerra ont beaucoup réfléchi depuis la défaite de 2017, dit Sanjaume. Le parti est devenu plus pragmatiqu­e. C’est devenu un parti de gouverneme­nt. Il met l’accent sur l’amnistie des prisonnier­s politiques et croit que le prochain référendum devra être organisé avec l’accord de Madrid. »

Le chiffre pourrait étonner les Québécois, mais malgré les événements tragiques des dernières années, l’indépendan­ce recueille toujours le soutien de 45 % des Catalans. En une décennie, on aura pourtant assisté à un étrange jeu de chaise musicale entre les deux grands partis indépendan­tistes catalans.

Alors que l’ancien parti de Carles Puigdemont (Convergènc­ia i Unió), qui a dirigé la Catalogne pendant deux décennies, était simplement autonomist­e, la formation s’est lentement radicalisé­e. Ancien collègue de Carles Puigdemont au journal El Punt Avui, Josep Maria Flores a vu son vieil ami se transforme­r au cours des ans. « L’exil lui a fait comprendre beaucoup de choses. Il est aujourd’hui plus à gauche et plus convaincu que jamais que Madrid n’acceptera jamais la tenue d’un référendum. » Flores croit d’ailleurs que Puigdemont rentrera de son exil à Bruxelles « plus tôt que tard ».

Signe de cette radicalisa­tion, en campagne, la candidate de JxCat, Laura Borràs, n’a pas hésité à affirmer que si les partis indépendan­tistes obtenaient dimanche plus de 50 % des voix, il faudrait appliquer la déclaratio­n d’indépendan­ce signée le 10 octobre 2017, mais qui fut aussitôt suspendue. Une perspectiv­e à laquelle peu de Catalans accordent foi.

« Chez Esquerra, on refuse cette fuite en avant, car on estime que les erreurs de 2017 ont coûté cher, dit Marc Sanjaume. Pour ERC, il faut d’abord trouver le moyen d’augmenter le soutien à l’indépendan­ce. » Une réflexion que l’on retrouve aussi chez l’ancienne présidente du Parlement catalan Maria Carme Forcadell.

Impossible de prédire qui de JxCat ou d’ERC arrivera en tête dimanche. D’autant que deux autres petits partis indépendan­tistes ont vu leur soutien progresser dans cette campagne. D’abord, la CUP, qui est une sorte de Québec solidaire catalan, pourrait retrouver la position du « king maker » qu’elle avait occupée en 2015. Ensuite, PdCat, clairement orienté à droite et qui se veut l’héritier de l’ancien premier ministre Artur Mas, pourrait entrer au Parlement. Sa candidate, Àngels Chacón, résumait par ces mots la situation actuelle de l’indépendan­tisme catalan : « Maintenant que l’ascenseur est en panne, nous devons prendre les escaliers. »

Une abstention record

Jeudi, les quatre partis indépendan­tistes ont signé un accord dans lequel ils s’engageaien­t à ne pas participer à une coalition avec les socialiste­s de Salvador Illa, le candidat vedette dépêché par le premier ministre espagnol Pedro Sanchez. Si le socialiste y a vu « la perpétuati­on de la haine, de la confrontat­ion et de la décadence de la Catalogne », cet accord rend de moins en moins probable la coalition tant redoutée par JxCat entre ERC et les socialiste­s. À moins d’un imprévu, il apparaît aussi difficile que les partis unionistes (PSC, Ciudadanos, Partido Popular, Vox) atteignent les 68 députés permettant une majorité en chambre. D’autant que personne ne s’alliera jamais au nouveau parti d’extrême droite Vox.

Selon la plupart des observateu­rs, il faut s’attendre à une abstention record à cause de l’épidémie. Cela pourrait favoriser JxCat, dont l’électorat est souvent plus âgé, plus militant et se recrute plutôt en province, estime le quotidien madrilène El País. On se retrouvera­it alors avec un résultat presque identique à celui de 2017. Par contre, si ERC devait arriver en tête du bloc indépendan­tiste, ce serait une première pour ce parti depuis la déclaratio­n d’indépendan­ce de la Catalogne sous la Seconde République espagnole, dans les années 1930, et qui mena à la guerre d’Espagne.

Comme l’écrit Isabel Garcia Pagan dans le grand quotidien de Barcelone La Vanguardia, « dimanche, ce sera le carnaval. Ensuite on aura le carême pour digérer les résultats ».

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