Le Devoir

2020, une année de décroissan­ce ?

La croissance n’est pas le seul remède aux inégalités

- Éric Pineault Professeur à l’Institut des sciences de l’environnem­ent de l’UQAM et au Départemen­t de sociologie, où il enseigne, entre autres, l’économie écologique

Peut-on s’attaquer aux origines économique­s des changement­s climatique­s sans bouleverse­r les habitudes de consommati­on de la population ? Est-ce qu’il suffit de substituer les technologi­es intenses en émissions de GES par des technologi­es moins intenses pour atteindre nos objectifs de réductions d’émissions de GES ? La croissance est-elle le seul remède aux inégalités qui divisent nos sociétés ?

Voilà un ensemble de questions auxquelles s’est attaqué Nicolas Marceau dans ces pages (samedi 6 février). Son motif est pertinent : comment susciter l’adhésion de la population québécoise à la lutte contre les changement­s climatique­s? Sa réponse l’est moins : en la dérangeant le moins possible. L’économiste se fait berger du statu quo : on n’a qu’à consommer mieux et ça va bien aller. Il faut éviter les discours qui annoncent la fin du monde et engendrent, selon lui, fatalisme et cynisme.

On pourrait lui répondre que ce qui engendre fatalisme et cynisme, c’est plutôt trente ans d’affirmatio­ns voulant que le développem­ent « durable » permette de concilier la préservati­on de l’environnem­ent et la croissance économique, que le motif de profit et le désir de protéger la planète aillent main dans la main, que nous allions dans la bonne direction malgré les signaux alarmants des scientifiq­ues, que nous nous dirigions vers la carboneutr­alité alors que nos émissions de GES se maintienne­nt à des niveaux incompatib­les avec nos engagement­s internatio­naux. Bref qu’à force de vouloir ménager les gens, on leur fait des promesses qu’on ne peut pas tenir parce qu’elles sont irréaliste­s.

Osons, le temps d’une réplique, adopter une attitude plus provocatri­ce à l’égard de ce problème. Si pour s’attaquer efficaceme­nt aux origines économique­s des dérèglemen­ts climatique­s (ou écologique­s) et s’assurer de l’adhésion de la population il fallait, comme le propose Yves-Marie Abraham de HEC, « produire moins, partager plus et décider ensemble » ?

Repenser le programme

Commençons par cette première affirmatio­n : « 2020, année de décroissan­ce » ? Aucun économiste sérieux qui explore ce qu’implique de rompre avec la logique de la croissance ne prône la fermeture chaotique des commerces ainsi que le confinemen­t généralisé comme outils pour en arriver à une économie compatible avec les limites planétaire­s. D’ailleurs, les évaluation­s scientifiq­ues qui ont été faites de la contributi­on de la récession à l’atteinte des cibles de réduction des GES soulignent son inefficaci­té. Non, le ralentisse­ment économique qu’a connu le Québec ne peut être qualifié de « décroissan­ce », c’est tout simplement une « récession ». Chercher à réduire le PIB pour régler la crise climatique ou environnem­entale n’est pas une meilleure solution que de miser sur sa croissance.

Il est irresponsa­ble de promettre à la population que la carboneutr­alité peut être atteinte sans réduction de la production et de la consommati­on globale de biens et de services (ce que mesure le PIB), cela n’est pas un objectif, mais bien une conséquenc­e de la transition vers une économie qui se tient à l’intérieur de limites. Nous devons produire moins et tenir notre économie à l’intérieur de limites biophysiqu­es avec tout ce que cela implique comme transforma­tion de nos rapports et institutio­ns économique­s.

Selon M. Marceau, sans croissance, le capitalism­e dégénère en un jeu à somme nulle, engendre des injustices et des conflits. Il omet dans son explicatio­n de souligner que cette croissance est elle-même source d’injustices importante­s. Elle s’est faite au prix de fardeaux environnem­entaux imposés ailleurs ou transférés à la planète dans son entièreté. Elle n’est pas une panacée qui nous permettrai­t de redistribu­er de la richesse sans déranger qui que ce soit. Si l’on veut s’attaquer aux inégalités, la solution n’est pas de croître, mais de « partager plus ». C’est vrai à l’échelle du Québec ainsi qu’à l’échelle planétaire.

Produire moins, partager plus, décider ensemble, le Québec est-il prêt pour un tel programme ? Depuis plus d’un an, j’accompagne le Front commun pour la transition énergétiqu­e dans l’élaboratio­n d’une Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutr­alité. Le Front réunit des organisati­ons environnem­entales, citoyennes, syndicales et communauta­ires qui représente­nt ensemble environ 1,8 million de Québécois et Québécoise­s. Sans être nommément un projet de décroissan­ce, le point de départ du scénario de transition dans la Feuille de route est un Québec qui réduit de 50 % sa consommati­on d’énergie. Elle détaille, sur plus de 150 pages, les mesures pour que l’on atteigne rapidement la carboneutr­alité à l’intérieur de cette limite.

Décider ensemble implique d’être honnête avec la population et d’être ambitieux dans ce qu’on lui demande. Oui, elle sera choquée devant l’ampleur des changement­s qu’implique une transition vers une économie qui reconnaît des limites. Mais ce ne sera pas la première ni la dernière fois qu’une société se lance dans une transforma­tion révolution­naire — fût-elle tranquille.

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