La géante acadienne
L’Université de Moncton est la plus grande université francophone en dehors du Québec. Avec ses 4400 étudiants et ses 180 programmes offerts dans dix facultés, elle se classe au deuxième rang des quatre universités du Nouveau-Brunswick et regroupe le quart de la population étudiante totale de la province.
«Historiquement, le Nouveau-Brunswick a choisi très tôt de se doter d’une grande université de langue française. En 1963, c’était la première en son genre à l’époque », dit Denis Prud’homme, recteur depuis août 2020 de l’Université de Moncton. L’ex-doyen de la Faculté des sciences de la santé à l’Université d’Ottawa s’étonne encore de l’énorme place qu’occupe cette institution phare de la francophonie canadienne. Parmi les quatre universités du Nouveau-Brunswick, Moncton est deuxième par sa taille derrière l’Université du Nouveau-Brunswick. Mais pour les Acadiens, elle est carrément un pilier identitaire.
La santé en français
Natif de Bathurst, dans le nord de la province, Alexandre-Cédric Doucet termine ses études de droit après un premier baccalauréat en science politique. « Moncton, c’est notre seule université [francophone]. Elle doit offrir le plus de programmes possible et en assurer la diffusion sur un territoire assez vaste et peu peuplé », dit l’étudiant de 26 ans, élu en juillet à la présidence de la Société acadienne du Nouveau-Brunswick, ce qui en fait le plus jeune président de cet organisme influent.
Denis Prud’homme cite par coeur les chiffres qui témoignent de la place de l’Université de Moncton dans la communauté acadienne : « 87 % de nos diplômés travaillent au Nouveau-Brunswick, alors que c’est seulement 60 % pour l’Université du Nouveau-Brunswick. Et 85 % de nos diplômés retournent dans leur région. Quand j’ai montré les chiffres [aux membres du gouvernement], ils n’en sont pas revenus », dit-il.
Contrairement aux autres universités de la francophonie canadienne, qui commencent tout juste à faire de la recherche, l’Université de Moncton a cultivé des ambitions scientifiques dès sa naissance. Elle aligne plusieurs sommités du calibre d’un Donald Savoie, grand spécialiste de l’administration publique, et d’un David Joly, du Centre d’innovation et de recherche sur le cannabis. En 2020, ses fonds de recherche sont passés de 11 à 13 millions de dollars.
Les orientations de recherche de l’Université de Moncton témoignent de son ancrage communautaire. Outre l’Institut des études acadiennes, le campus de Shippagan se spécialise dans les fonds marins ; celui d’Edmundston fait dans l’aménagement forestier.
Comme la santé en français est devenue un gros enjeu politique dans la seule province officiellement bilingue, l’Université de Moncton pousse très fortement la recherche en santé. Ses chercheurs ont créé le Centre de médecine de précision, l’Institut atlantique de recherche sur le cancer, une Chaire de recherche sur le vieillissement et un autre groupe s’intéresse à la sociologie de la santé. Et ce n’est pas un hasard si le nouveau recteur est médecin et chercheur.
Arrivé en poste en pleine crise sanitaire, Denis Prud’homme se débat avec des problèmes financiers. « Les problèmes remontent à 2013 alors que l’Université avait de plus en plus de mal à boucler son budget », dit-il. En septembre, le recteur a dû, pour la première fois de l’histoire de l’université, présenter un budget déficitaire de 6 millions de dollars sur deux ans.
Comme toutes les universités du Nouveau-Brunswick, Moncton se débat avec la démographie : la population stagne et vieillit, et le recrutement devient plus difficile
« Les subventions augmentent de 1,7 %, mais nos frais augmentent de 3 à 4 % », explique-t-il.
Un problème de démographie
L’an dernier, quand il était président de la Fédération des étudiants et étudiantes du Centre universitaire de Moncton, Alexandre-Cédric Doucet a dénoncé vertement les augmentations de frais de scolarité : 8 % par année, deux ans de suite, pour atteindre 6937 $ par année (trois fois plus qu’au Québec). « Nous exigeons les frais les plus bas au Nouveau-Brunswick, mais nous n’avons plus de marge de ce côté », convient le recteur.
Si la situation inquiète beaucoup de gens en Acadie, Donald Savoie soutient que la situation financière de l’université demeure très saine : « Elle n’a aucune dette, tous ses immeubles sont payés, y compris les résidences d’étudiants. Notre fonds en fiducie était de seulement 100 000 $ il y a 40 ans ; après trois collectes de fonds, on est rendu à 100 millions. La dernière nous a apporté 58 millions. Mon inquiétude serait davantage de savoir si on va avoir des étudiants. »
Comme toutes les universités du Nouveau-Brunswick, Moncton se débat avec la démographie : la population stagne et vieillit, et le recrutement devient plus difficile.
Les solutions à ce problème sont connues. Avec 23 % d’étudiants étrangers, l’Université de Moncton a déjà fait le plein de ce côté. Denis Prud’homme croit que l’université devra travailler à recruter deux clientèles négligées : celle issue de l’immersion et celle des autres provinces.
Au Nouveau-Brunswick, le tiers des élèves anglophones du primaire et du secondaire sont scolarisés en immersion française dans les conseils scolaires anglophones. Or, l’Université de Moncton n’a admis que 50 étudiants issus de l’immersion, soit 1 % de sa clientèle. Dans presque tous les établissements francophones des autres provinces, les étudiants issus de l’immersion représentent plutôt le tiers de la clientèle. À Moncton, Denis Prud’homme constate beaucoup de réticence à admettre des étudiants anglophones bilingues, par crainte que cela amène une anglicisation de l’établissement. « C’est quelque chose qu’on va explorer, mais il faudra des exigences en français. »
Donald Savoie croit que Moncton aura besoin d’attirer davantage d’étudiants des autres provinces, qui ne représentent que 7 % du total. « Quand j’étais étudiant dans les années 1960, dit-il, la majorité de nos étudiants étaient des Québécois. » Du nombre, il y a eu Stéphane Dion et Christine Saint-Pierre, mais c’était au temps où les frais de scolarité au Québec et au Nouveau-Brunswick étaient comparables.
Trois campus, un mal nécessaire
Alors qu’il rencontre individuellement ses 350 professeurs, Denis Prud’homme est déjà fixé sur une solution souvent évoquée et qu’il rejette : il est hors de question de fermer les campus d’Edmundston et de Shippagan. « Ces campus sont essentiels, ils font partie de ce que nous sommes. S’il y a des gains à faire sur le plan de l’organisation, je le vois dans l’offre des programmes et un meilleur travail en réseau. »
Sur les 2000 cours offerts par son université, un bon nombre sont en fait donnés en double, voire en triple entre les trois campus, ce qui n’a plus de sens avec la généralisation de l’enseignement en ligne. Il serait aussi concevable de revoir la structure des programmes en sciences pour les doter d’une première année commune. Et de même en arts.
Denis Prud’homme reconnaît qu’il devra faire montre de doigté entre des facultés aux usages bien établis et des conventions collectives aux acquis bien implantés. Mais il peut tabler sur le fait que les Acadiens ont une conscience aiguë de l’importance de leur université. « C’est une fierté. La communauté et les professeurs l’ont très à coeur. Tout le monde veut aider, tout le monde a des conseils. C’est une force. »