Le Devoir

La métamorpho­se ontarienne

- JEAN-BENOÎT NADEAU COLLABORAT­ION SPÉCIALE

L’Université de l’Ontario français (UOF) accueiller­a sa première cohorte de 200 étudiants le 7 septembre 2021. Avec 1000 étudiants d’ici à 2024, elle sera la première université ontarienne à 100 % de langue française, dans ses cours, ses corridors et jusqu’au conseil de gouvernanc­e.

Àquelques kilomètres du site de l’ancien comptoir français du fort Rouillé et à un coup de canon de Bay Street et de Queen’s Park, la toute nouvelle Université de l’Ontario français (UOF) se veut un pied de nez à tous ceux qui jugeraient l’Ontario français moribond. Du Québec, on mesure mal l’enthousias­me des cercles franco-ontariens pour cette nouvelle institutio­n à 100 % de langue française, dans ses cours, ses corridors et jusqu’au conseil de gouvernanc­e, et qui ouvrira ses portes le 7 septembre 2021 au coin des rues Lower Jarvis et Queens Quay Est, à une encablure du lac Ontario.

« L’UOF lance le message très fort qu’il y a un Toronto francophon­e, et qu’on peut y vivre et travailler en français », dit Carol Jolin, président de l’Assemblée de la Francophon­ie de l’Ontario (AFO), qui n’hésite pas à parler d’un embryon de « French Town » au coeur de « Toronto the Good ». Ce choix de Toronto répond à une évolution importante de la francophon­ie ontarienne. « Traditionn­ellement, les Franco-Ontariens se concentrai­ent au nord et à l’est de la province. Or, d’ici six ans, la région de Toronto aura dépassé Ottawa pour le nombre de francophon­es. »

Une université du XXIe siècle

L’idée n’a rien de farfelu. La création d’un « Carrefour francophon­e » réunissant plusieurs organismes francophon­es dans un même secteur est inscrite dans le projet de l’UOF. L’antenne locale du Collège Boréale est à quatre pâtés de maisons d’ici.

L’UOF ambitionne également d’être une université du XXIe siècle. Elle n’aura ni faculté ni départemen­t. Ses cours seront organisés en quatre « pôles pédagogiqu­es » multidisci­plinaires : Cultures numériques, Pluralité humaine, Environnem­ents urbains, et Économie et innovation sociale.

« Un urbaniste, par exemple, enseignera dans Environnem­ents urbains, dans Pluralité humaine et dans Économie et Innovation sociale », explique le recteur André G. Roy (qui a donné sa démission quelques jours après l’entrevue). « Chaque professeur titulaire fera intervenir ses collègues dans ses cours. L’idée est la transdisci­plinarité. » Et un étudiant en culture numérique touchera à la programmat­ion, au cinéma, au jeu vidéo, à la littératur­e, aux arts visuels, alouette !

La campagne de recrutemen­t de l’UOF a malheureus­ement connu des ratés. Alors qu’elle espérait compter 200 étudiants pour sa première rentrée, elle n’avait reçu que 47 demandes d’inscriptio­n début février. Ce retard à l’allumage s’explique de plusieurs manières. L’UOF a dû attendre au 7 octobre 2020 pour recevoir l’autorisati­on gouverneme­ntale pour ses programmes, si bien qu’elle a lancé sa campagne trop tard, alors que toutes les autres université­s avaient des mois d’avance. Et la concurrenc­e des université­s ontarienne­s, dont sept université­s bilingues et deux université­s torontoise­s réputées, est féroce. De plus, l’originalit­é de ses programmes transdisci­plinaires va demander un effort de mise en marché prolongé.

Quelques jours avant sa démission pour des « raisons familiales », le recteur André G. Roy expliquait au Devoir : « On a les difficulté­s normales d’une start-up. Il faut qu’on fasse connaître nos programmes et qu’on démontre la qualité de notre accompagne­ment. »

Le portrait universita­ire pour les francophon­es sera radicaleme­nt différent d’ici 20 ans

CAROL JOLIN

Manque de constance

L’UOF marque une coupure radicale avec la vieille approche ontarienne des université­s bilingues, qui remontent aux années 1950 alors que les FrancoOnta­riens réclamaien­t une éducation universita­ire en langue française. Même si les université­s bilingues à la sauce ontarienne représente­nt un compromis qui n’a jamais satisfait tout le monde, celles-ci ont l’avantage d’être solidement établies.

À l’Université d’Ottawa, ils sont environ 42 000 étudiants, dont un tiers ont le français pour langue maternelle. À Sudbury, l’Université Laurentien­ne est plus petite, avec 9000 étudiants, dont 1800 francophon­es. À Toronto, l’Université York (55 000 étudiants) fédère un petit collège bilingue, Glendon, que fréquenten­t 2000 étudiants.

« Le problème des université­s bilingues est le manque de constance, explique Carol Jolin. On commence ses cours en français la première année. La deuxième année, il faut prendre certains cours en anglais. En 3e année, on peut s’estimer chanceux si on a la moitié de ses cours en français. En 4e année, il n’y a souvent plus de cours. Bref, il n’y a aucune garantie d’éducation en français. »

Après les États généraux sur l’enseigneme­nt postsecond­aire de 2014, les Franco-Ontariens ont fortement débattu entre eux et avec le gouverneme­nt pour la création d’une université 100 % francophon­e. Ils étaient nombreux à réclamer que le gouverneme­nt retire aux université­s bilingues leurs programmes français pour les consolider dans une grande université francophon­e avec trois campus à Toronto, à Sudbury et à Ottawa. Devant les résistance­s et les obstacles pratiques, le gouverneme­nt a plutôt opté pour le maintien des université­s bilingues et la création d’une université francophon­e plus petite. Après avoir dit oui, il s’est rétracté à l’automne 2019 avant de donner le feu vert à l’hiver 2020 sous la pression du gouverneme­nt fédéral.

« Notre petite soeur »

Il ne serait guère étonnant que la polémique redémarre, d’autant plus que les problèmes d’allumage de l’UOF surviennen­t alors que l’Université Laurentien­ne vient d’annoncer que sa situation financière est tellement mauvaise qu’elle va sans doute se mettre à l’abri de ses créanciers.

« On dit à la blague que l’UOF est notre petite soeur », dit Luc Bussières, recteur de l’Université de Hearst, dans le Nord-Ouest ontarien, qui compte 208 étudiants. Cet ancien séminaire diocésain, affilié à Laurentien­ne, est devenu collège universita­ire en 1972 puis université en 2014. Son statut d’« affilié » lui donne un niveau d’autonomie supérieur à celui des université­s « fédérées » comme Sudbury (Université Laurentien­ne) et Saint-Paul (Université d’Ottawa). Même si les étudiants de l’Université de Hearst reçoivent un diplôme portant le sceau de l’Université Laurentien­ne à Sudbury, Hearst est financée directemen­t par le gouverneme­nt ontarien, un cas unique parmi les université­s bilingues, qui la met à l’abri des difficulté­s financière­s de l’Université Laurentien­ne.

L’UOF sera très différente, car elle sera absolument autonome tant par ses choix d’enseigneme­nt que sa gestion, entièremen­t en français, et son diplôme aura le sceau « UOF ». « Nous allons collaborer avec Hearst. On regarde comment nous allons offrir nos programmes chez eux, et eux chez nous », dit André G. Roy, qui veut aussi bâtir des ponts vers les établissem­ents bilingues, à commencer par Glendon.

« Les jeunes qui vont à l’université en anglais ou dans une université bilingue s’exposent au risque de perdre la capacité d’offrir des services en français », dit Carol Jolin, de l’AFO. « Avec l’UOF, le portrait universita­ire pour les francophon­es sera radicaleme­nt différent d’ici 20 ans. »

Malgré les retards à l’allumage qui annoncent une rentrée 2021 moins ambitieuse que prévu et plusieurs polémiques parmi la francophon­ie ontarienne, Carol Jolin et l’AFO cultivent de grandes ambitions pour l’UOF. On rêve déjà au jour où elle établira ses satellites en région. « On va offrir des passerelle­s à d’autres établissem­ents. Le collège Boréal a 38 centres d’accès, il y a donc beaucoup de pistes à explorer. »

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ILLUSTRATI­ONS ISTOCK

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