L’ennui, la nuit
L’édition virtuelle d’Igloofest débutant samedi soir souligne combien la culture nocturne écope des mesures sanitaires
Les salopettes de ski rétro devront rester dans le placard cet hiver. Igloofest, emblématique célébration de la nordicité montréalaise, passe au virtuel dès samedi soir en présentant sur cinq samedis consécutifs des performances de musiques électroniques et de hip-hop préenregistrées, hormis pour la grande parade d’une douzaine de DJ webdiffusée en direct depuis la SAT lors de la finale du 13 mars. « Pour moi, c’était important de quand même proposer une expérience épique, comme si je donnais un spectacle pour une foule devant moi », promet CRi qui, en compagnie de Jacques Greene, nous offre ses réflexions sur le sort du nightlife confronté à la pandémie.
« Ma musique a toujours une dimension dansante, par son essence, poursuit CRi, et je crois que ça va donner quelque chose d’intéressant ». Intéressant, assurément, mais contre nature : la musique qu’il compose, le house, a une fonction, celle de nous faire danser, de nous extraire du quotidien le temps d’une soirée, entre amis et parmi des inconnus.
Si un DJ fait tomber l’aiguille sur un vinyle au milieu d’une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, est-ce que quelqu’un danse ? Préenregistré la semaine dernière entre deux manèges d’une Ronde désertée, le concert live du compositeur house montréalais présenté ce soir, à 18 h, tentera tout de même le coup en faisant la part belle à l’entraînant Juvenile, son premier album paru l’automne dernier sur l’étiquette britannique Anjunadeep. « C’est quand même une idée de fou de mettre une scène sur un banc de neige ! » reconnaît le musicien.
Quatre performances présentées à Igloofest ont été captées sur des sites extérieurs de la métropole, rappel nostalgique du site Quai JacquesCartier du Vieux-Port qui, depuis 2007, accueille la crème des musiques de club d’ici et d’ailleurs ainsi que des milliers de danseurs les week-ends de janvier et février. « Lorsqu’on m’a approché pour faire Igloofest, dans ma tête, j’ai tout de suite pensé : “Oh wow ! je vais pouvoir jouer devant des gens — même à capacité limitée, même seulement deux cents personnes en habits de neige, avec des masques, dehors au Vieux-Port !” » espérait encore Jacques Greene, qui proposera une performance
live le 20 février, à 20 h.
La nuit, affirme Jacques Greene, « c’est mon monde ». Le compositeur, remixeur et DJ, qui a lancé son second album, Dawn Chorus, en 2019 sous l’étiquette britannique LuckyMe (Baauer, TNGHT, Nosaj Thing), s’est révélé artistiquement en fréquentant les loft parties et les clubs underground de la métropole. « Lorsque j’ai commencé à faire de la musique, j’ai tout appris en organisant des soirées, en rencontrant des propriétaires de bars — des amis qui travaillent dans le milieu de la nuit. Lorsque je pense à ma communauté, je ne pense pas qu’aux musiciens et aux DJ, je pense aussi aux barmans, aux patrons de bars, les promoteurs, même les gens du milieu de la restauration, nous sommes tous connectés. Tous des gens qui font qu’une ville est une ville » et qui ont déserté la nuit depuis le début de cette pandémie.
« Ce qui me manque le plus ? L’énergie humaine », dit CRi, qui lancera le 12 mars un mini-album de remix des chansons de Juvenile, comprenant notamment une relecture de
Signal, son duo avec Daniel Bélanger, par le compositeur et pianiste Jean
Michel Blais. « Je trouve ça dur — c’est con, mais juste aller à l’épicerie et discuter avec la caissière, ça me donne de l’énergie. On fonctionne tous un peu comme ça : l’interaction nous motive et elle nous ouvre l’esprit. Ces tempsci, je suis toujours avec la même personne et je regarde un écran. La foule, la synergie [sur un plancher de danse], ça n’existe plus. C’est chacun dans son petit coin. C’est ce qui me manque le plus, ressentir des choses », les sensations, carburant essentiel au nightlife.
« On ne sent plus grand-chose aujourd’hui, on dirait. »
L’as du house sophistiqué Jacques Greene avoue aussi avoir les bleus lorsque la fin de semaine se pointe : « Il y a tellement un ingrédient, un contexte, propre à ma musique, elle est non seulement ancrée dans le rythme, mais dans le contexte dans lequel je la joue. Je me nourris de l’environnement », de la nuit, de sa faune. « C’est le truc le plus cliché au monde que de remercier les fans durant un spectacle pour l’énergie qu’ils te donnent, mais depuis mars, c’est quelque chose que je réalise encore plus. Et c’est absolument vrai : [sur un plancher de danse], il y a une vraie conversation qui se fait. C’est quelque chose qui me manque énormément ces temps-ci », ajoute le musicien, qui déplore d’avoir été empêché de mener sa tournée comme prévu l’année dernière, le privant de 80 % de ses revenus.