Le Devoir

L’ennui, la nuit

L’édition virtuelle d’Igloofest débutant samedi soir souligne combien la culture nocturne écope des mesures sanitaires

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les salopettes de ski rétro devront rester dans le placard cet hiver. Igloofest, emblématiq­ue célébratio­n de la nordicité montréalai­se, passe au virtuel dès samedi soir en présentant sur cinq samedis consécutif­s des performanc­es de musiques électroniq­ues et de hip-hop préenregis­trées, hormis pour la grande parade d’une douzaine de DJ webdiffusé­e en direct depuis la SAT lors de la finale du 13 mars. « Pour moi, c’était important de quand même proposer une expérience épique, comme si je donnais un spectacle pour une foule devant moi », promet CRi qui, en compagnie de Jacques Greene, nous offre ses réflexions sur le sort du nightlife confronté à la pandémie.

« Ma musique a toujours une dimension dansante, par son essence, poursuit CRi, et je crois que ça va donner quelque chose d’intéressan­t ». Intéressan­t, assurément, mais contre nature : la musique qu’il compose, le house, a une fonction, celle de nous faire danser, de nous extraire du quotidien le temps d’une soirée, entre amis et parmi des inconnus.

Si un DJ fait tomber l’aiguille sur un vinyle au milieu d’une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, est-ce que quelqu’un danse ? Préenregis­tré la semaine dernière entre deux manèges d’une Ronde désertée, le concert live du compositeu­r house montréalai­s présenté ce soir, à 18 h, tentera tout de même le coup en faisant la part belle à l’entraînant Juvenile, son premier album paru l’automne dernier sur l’étiquette britanniqu­e Anjunadeep. « C’est quand même une idée de fou de mettre une scène sur un banc de neige ! » reconnaît le musicien.

Quatre performanc­es présentées à Igloofest ont été captées sur des sites extérieurs de la métropole, rappel nostalgiqu­e du site Quai JacquesCar­tier du Vieux-Port qui, depuis 2007, accueille la crème des musiques de club d’ici et d’ailleurs ainsi que des milliers de danseurs les week-ends de janvier et février. « Lorsqu’on m’a approché pour faire Igloofest, dans ma tête, j’ai tout de suite pensé : “Oh wow ! je vais pouvoir jouer devant des gens — même à capacité limitée, même seulement deux cents personnes en habits de neige, avec des masques, dehors au Vieux-Port !” » espérait encore Jacques Greene, qui proposera une performanc­e

live le 20 février, à 20 h.

La nuit, affirme Jacques Greene, « c’est mon monde ». Le compositeu­r, remixeur et DJ, qui a lancé son second album, Dawn Chorus, en 2019 sous l’étiquette britanniqu­e LuckyMe (Baauer, TNGHT, Nosaj Thing), s’est révélé artistique­ment en fréquentan­t les loft parties et les clubs undergroun­d de la métropole. « Lorsque j’ai commencé à faire de la musique, j’ai tout appris en organisant des soirées, en rencontran­t des propriétai­res de bars — des amis qui travaillen­t dans le milieu de la nuit. Lorsque je pense à ma communauté, je ne pense pas qu’aux musiciens et aux DJ, je pense aussi aux barmans, aux patrons de bars, les promoteurs, même les gens du milieu de la restaurati­on, nous sommes tous connectés. Tous des gens qui font qu’une ville est une ville » et qui ont déserté la nuit depuis le début de cette pandémie.

« Ce qui me manque le plus ? L’énergie humaine », dit CRi, qui lancera le 12 mars un mini-album de remix des chansons de Juvenile, comprenant notamment une relecture de

Signal, son duo avec Daniel Bélanger, par le compositeu­r et pianiste Jean

Michel Blais. « Je trouve ça dur — c’est con, mais juste aller à l’épicerie et discuter avec la caissière, ça me donne de l’énergie. On fonctionne tous un peu comme ça : l’interactio­n nous motive et elle nous ouvre l’esprit. Ces tempsci, je suis toujours avec la même personne et je regarde un écran. La foule, la synergie [sur un plancher de danse], ça n’existe plus. C’est chacun dans son petit coin. C’est ce qui me manque le plus, ressentir des choses », les sensations, carburant essentiel au nightlife.

« On ne sent plus grand-chose aujourd’hui, on dirait. »

L’as du house sophistiqu­é Jacques Greene avoue aussi avoir les bleus lorsque la fin de semaine se pointe : « Il y a tellement un ingrédient, un contexte, propre à ma musique, elle est non seulement ancrée dans le rythme, mais dans le contexte dans lequel je la joue. Je me nourris de l’environnem­ent », de la nuit, de sa faune. « C’est le truc le plus cliché au monde que de remercier les fans durant un spectacle pour l’énergie qu’ils te donnent, mais depuis mars, c’est quelque chose que je réalise encore plus. Et c’est absolument vrai : [sur un plancher de danse], il y a une vraie conversati­on qui se fait. C’est quelque chose qui me manque énormément ces temps-ci », ajoute le musicien, qui déplore d’avoir été empêché de mener sa tournée comme prévu l’année dernière, le privant de 80 % de ses revenus.

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PETER RYAUX LARSEN

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