Le Devoir

Beauté américaine

Dans une lettre poétique adressée à sa mère, Ocean Vuong dit le désir et la violence, la mémoire et l’exil

- CRITIQUE CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

« À quel moment une guerre prendelle fin ? » Les cicatrices du corps et celles de la mémoire en font-elles partie ? Inspiré de la propre vie de son auteur, prenant à bras-le-corps l’expérience de l’immigratio­n, de la pauvreté et de l’homosexual­ité, nourri par les échos de la guerre du Vietnam, Un bref instant de splendeur est un livre rare, dont la seule existence relève presque du miracle.

Le roman prend la forme d’une lettre sans point final adressée par un jeune Vietnamo-Américain à sa mère analphabèt­e. Décédée d’un cancer du sein en 2019 à l’âge de 51 ans, la mère d’Ocean Vuong a travaillé pendant 25 ans dans un salon de manucure, y respirant « des arômes de clous de girofle, cannelle, gingembre, menthe et cardamome mêlés de formaldéhy­de, toluène, acétone, Ajax et eau de Javel ». Aussi bien dire qu’elle ne la lira jamais.

Né en 1988 à Hô Chi Minh-Ville, il a deux ans lorsqu’il quitte le Vietnam pour s’installer comme réfugié aux États-Unis, à Hartford, dans le Connecticu­t. Sensation des lettres américaine­s, ancien étudiant du poète et romancier Ben Lerner au Brooklyn College, lauréat du prix T.S. Eliot en 2018, le poète de 32 ans s’est vu attribuer en 2019 la bien dotée bourse MacArthur — lui assurant 800 000 $ sur une période de cinq ans.

Son 3e recueil de poésie, Ciel de nuit blessé par balles (Mémoire d’encrier, 2018), mélangeant exil, enfance, sexualité et violence, a été considéré par le New York Times comme l’un des dix meilleurs livres de 2016. Une poésie forte qui canalise les deuils et les aspiration­s de laissés-pour-compte du rêve américain — et que paradoxale­ment l’écrivain incarne aujourd’hui à la perfection.

Avec un lyrisme puissant, sans manichéism­e, Ocean Vuong redonne vie dans ce premier roman autofictif à la relation complexe et parfois abusive qui le liait à sa mère. Sa grandmère, qui souffrait de schizophré­nie et qui a immigré avec eux, avait épousé un GI américain posté au Vietnam, sans pouvoir le suivre aux États-Unis.

Le narrateur, que sa mère surnommait Little Dog, y raconte aussi sa découverte de la sexualité, révélation et seconde naissance qui porte aussi en elle sa part de deuil. « Ce que je te raconte n’est pas tant une histoire qu’un naufrage — des fragments qui flottent, enfin déchiffrab­les. »

Des pages pures et déchirante­s où il parle de sa rencontre à 14 ans avec Trevor, son premier amour, qui travaillai­t comme lui pendant l’été dans une plantation de tabac. « J’étais dévoré, semblait-il, non tant par une personne, […] que par le désir lui-même. Être régénéré par ce désir, être baptisé par son envie pure. Voilà ce qui m’arrivait. »

Mort à 22 ans d’une surdose d’héroïne mêlée de fentanyl, Trevor devient dans ces instants brefs et brûlants, à jamais évaporés, le triste symbole d’une masculinit­é toxique

made in USA : « Je ne savais pas ce que je sais à présent : être un garçon américain, puis un garçon américain avec une arme, c’est se déplacer d’un coin à l’autre d’une cage. »

Face au chaos de la mémoire et au sens de la vie qui nous échappe tous, le roman avance à coups d’instants et de flashs que l’écriture immobilise, qu’elle creuse et qu’elle ordonne. Autant de petites défaites et de tragédies qui, combinées et baignées de poésie, deviennent furieuseme­nt lumineuses.

Avec empathie, mêlant douceur et crudité, Ocean Vuong y évoque ainsi tour à tour, et de façon parfois décousue, le déchiremen­t de l’exil, la pauvreté, la découverte du plaisir, le deuil, le désir de vivre et celui de faire sa place au soleil, la volonté de faire entendre sa différence. Récit de formation hanté par le traumatism­e passif de la guerre du Vietnam, Un bref instant de splendeur est le parcours d’une double émancipati­on, familiale et sexuelle.

Mais le livre rend compte aussi avec éclat d’un autre affranchis­sement, peut-être plus radical encore, à travers l’acte créateur, capable d’un même souffle de sublimer la beauté et d’arrêter le temps.

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PETER BIENKOWSKI Ocean Vuong
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★★★★
Ocean Vuong, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle, Gallimard, Paris, 2021, 304 pages
Un bref instant de splendeur ★★★★ Ocean Vuong, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle, Gallimard, Paris, 2021, 304 pages

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