Odile Tremblay
L’auteur raconte comme il prépare soigneusement une rencontre entre Molière et Boulgakov
Il existe sans contredit un mythe autour de Molière (1622-1673). Pour les biographes, cinéastes, romanciers et dramaturges, l’absence de manuscrits, de lettres et de journaux intimes invite à imaginer, à tout le moins en partie, les vies privée et publique du plus grand auteur comique occidental. Dans Le roman de monsieur de Molière, un livre qu’il acheva en 1933 (mais qui fut publié en URSS dans une version expurgée en 1962 et dans son intégralité en 1989), l’écrivain russe Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) exprime avec éclat son engouement pour l’homme et son oeuvre.
Pour adapter le roman et le transposer sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde, Lorraine Pintal a requis le savoir-faire de Louis-Dominique Lavigne. Le dramaturge, codirecteur artistique du Théâtre de Quartier depuis plus de 40 ans, n’en est pas à son premier monstre à dompter. Il a signé en 2014, en collaboration avec le Loup bleu et son Théâtre du Sous-Marin jaune, une adaptation limpide de
Guerre et Paix, l’oeuvre monumentale de Tolstoï. « J’ai accepté l’offre de Lorraine avant même d’avoir lu le livre, explique Lavigne. Parce qu’on se connaît depuis 40 ans et que j’apprécie beaucoup son travail, mais aussi parce que j’avais dévoré Coeur de chien et Le Maître et Marguerite.»
En lisant Le roman de monsieur de
Molière, publié chez Gallimard dans une traduction de Michel Pétris, Lavigne découvre « une fable éblouissante, racontée par un satiriste de génie » : « La vie de Molière est déjà tout un roman rempli de rebondissements. Un comédien devient dramaturge et dirige une compagnie de théâtre. Il vit des histoires d’amour hors de l’ordinaire. Il s’amuse à critiquer la société et connaît une notoriété exceptionnelle dans un grand siècle dominé par un roi hors norme. Ce livre, c’est ni plus ni moins que la rencontre de deux immenses écrivains et hommes de théâtre. »
Parallèles significatifs
Insatiable, le dramaturge a réalisé de vastes recherches autour des auteurs, mais aussi sur leurs époques. « J’avais oublié que le XVIIe siècle français était riche à ce point, confie candidement Lavigne. C’est l’époque de Louis XIV, de Corneille, de Boileau, de Racine, de La Fontaine, de Perrault… tous des géants. Quant à Boulgakov, j’ai découvert que c’était l’un des auteurs les plus radicalement fantaisistes du XXe siècle. Rompant avec toutes les lois du réalisme socialiste, il était continuellement censuré par les bureaucrates du régime stalinien. Plus mes recherches avançaient et plus je constatais que les parallèles entre Molière et Boulgakov étaient significatifs. »
Après avoir lu maintes biographies de Molière, Louis-Dominique Lavigne estime que celle de Boulgakov, pourtant refusée par la maison d’édition qui en avait fait la commande, prétextant que le ton du narrateur était celui d’un « blagueur désinvolte », est assez fidèle. « Bien entendu, explique le dramaturge, Boulgakov adopte la posture du satiriste. S’il s’intéresse au passé, c’est en bonne partie parce que cela lui permet de commenter indirectement son époque. Comme Molière, il a payé le prix de cette audace. Cela dit, face à ses détracteurs, comme Molière qui était protégé par Louis XIV, Boulgakov a été soutenu par Staline. Ce parallèle étonnant en dit beaucoup sur la relation souvent complexe entre l’artiste et le pouvoir. »
Classique d’aujourd’hui
À cheval entre le classicisme et la création, c’est là que Louis-Dominique Lavigne situe le texte qu’il a concocté pour Lorraine Pintal et sa troupe : Jean-François Casabonne (Boulgakov), Lyndz Dantiste (Scaramouche), Karine Gonthier-Hyndman (Mademoiselle Du Parc), Rachel Graton (Madeleine Béjart), Jean-Philippe Perras (Louis XIV), Éric Robidoux (Molière), Mylène St-Sauveur (Armande Béjart) et Philippe Thibault-Denis (Jean Racine). Ajoutons que la musique est signée par nulle autre que Jorane.
« Le point de vue de Boulgakov est d’une grande actualité, précise le dramaturge. Avec Molière, on rit, on est ému et on pense. La portée sociale est toujours là. Même dans ses farces les plus innocentes, l’humour est dévastateur et visionnaire. Tout en restant neutre en ce qui concerne les mouvements sociaux qui secouent l’URSS, Boulgakov ne se gêne pas pour mettre en évidence la posture irrévérencieuse de Molière, une décision qui a choqué les membres influents du Parti communiste soviétique. »
Ainsi, la question de la censure serait au coeur de l’adaptation réalisée par Lavigne. « Boulgakov et Molière y font face continuellement, expliquet-il, tout comme beaucoup d’artistes qui doivent lutter, en 2021, contre une rectitude politique désolante et de plus en plus pernicieuse. »
Dans la prose « déjà très théâtrale » de Boulgakov, Louis-Dominique Lavigne estime que tout est digne d’intérêt : « C’est la principale embûche de mon travail d’adaptation ! Il y a trop de bonnes scènes à écrire pour un seul spectacle. Il faut néanmoins que j’élague l’oeuvre en fonction de la matière théâtrale à faire naître, et je dois avouer que j’éprouve un grand plaisir à faire en sorte que le roman n’étouffe jamais le théâtre. Il faut que la dramaturgie puisse respirer. C’est à travers des moments marquants de la vie de Molière et la présence de Boulgakov face à son destin que le spectacle puise une importante partie de sa spécificité. »
Moment privilégié
Le premier des trois laboratoires publics de création, proposés en webdiffusion par le TNM d’ici au printemps autour des pièces initialement prévues au programme (qui seront reportées à la saison 2022–2023), sera donc consacré au Roman de monsieur de
Molière. Louis-Dominique Lavigne se réjouit déjà de tout ce que l’exercice lui permettra de valider : « Ce moment privilégié d’exploration me donnera l’occasion d’entendre mon texte, de vérifier plusieurs situations incarnées sur le plateau par de formidables interprètes. Cette étape de travail enrichira à n’en pas douter mes discussions avec Lorraine et les réécritures à venir. Même si l’expérience est pour moi inédite, qu’elle se déroulera à distance, que je ne percevrai pas la rumeur de l’assistance, je compte bien profiter de ce contact particulier avec le public. »
Le roman de monsieur de Molière (labo)
Texte : Mikhaïl Boulgakov. Adaptation : Louis-Dominique Lavigne. Mise en scène : Lorraine Pintal. En webdiffusion sur le site du Théâtre du Nouveau Monde du 19 février au 8 mars.