Le Devoir

Liberté d’enseigneme­nt et modération des discours

Il faut favoriser la critique, dans un climat empreint de respect, d’écoute

- Ève Ménard et Shophika Vaithyanat­hasarma Respective­ment étudiante en sociologie à l’Université de Montréal ; étudiante en mathématiq­ue et en sociologie à l’Université de Montréal

Samedi dernier, le premier ministre du Québec a publié sur sa page Facebook un message concernant la liberté d’enseigneme­nt et les dérives de la censure. Celui-ci a suscité des réactions partagées. Comment réagir lorsqu’il affirme que ce problème est « parti des université­s » sous l’influence d’une « poignée de militants radicaux » ?

En tant qu’étudiantes universita­ires, nous avons l’impression de faire partie, malgré nous, de cette « poignée de radicaux ». Pourtant, nous sommes deux étudiantes, probableme­nt comme d’autres, inquiètes du danger que représente la censure excessive sur les contenus éducatifs et sur la tâche de nos professeur­s. Est-ce que cela signifie qu’il n’y a aucune place à l’améliorati­on ? Non. Il y a place à la discussion, à l’empathie et, surtout, à un équilibre sain nous permettant de continuer à apprendre sur le passé, tout en envisagean­t un avenir différent. On aime parler des « radicaux », mais on oublie souvent la majorité d’étudiants et d’étudiantes modérés qui ne cherchent pas la censure d’oeuvres littéraire­s, mais qui souhaitent tout simplement favoriser un climat de discussion respectueu­x et acquérir les outils pour distinguer, dans la présentati­on des savoirs, le bien du mal et le vrai du faux.

L’ingérence gouverneme­ntale a probableme­nt été provoquée par un manque de communicat­ion au sein des université­s. L’organisati­on de consultati­ons entre professeur­s et étudiants, ou de toute autre forme d’échange pour connaître les attentes et les émotions des deux parties, serait une démarche à privilégie­r. Il est raisonnabl­e que le mot en n soit à proscrire à l’oral, en raison de sa charge émotionnel­le. Mais de là à possibleme­nt censurer les oeuvres de Voltaire, Laferrière, Vallières ? Ou encore des oeuvres d’intellectu­els machos, parce que c’est choquant de constater la position sociale des femmes dans le passé ? Comment certains peuvent-ils vouloir à la fois censurer des oeuvres et reprocher le manque de transparen­ce concernant le passé colonialis­te envers les Autochtone­s ? Le fait d’enseigner et de comprendre l’attitude coloniale envers les peuples autochtone­s est précisémen­t ce qui nous permet aujourd’hui de faire évoluer le discours dominant. Oui, de nombreuses oeuvres ont été rédigées par des hommes blancs. Le regard de l’histoire est teinté. C’est un fait avec lequel nous devons vivre et que nous pouvons déplorer. Mais pourquoi ne pas aussi canaliser nos efforts pour encourager nos confrères et nos consoeurs n’ayant pas de voix dans l’histoire à en créer une pour les futures génération­s ?

L’éducation a notamment comme mission de former des citoyens et des citoyennes avertis pour réduire la (re) production des inégalités. Comment connaître le passé violent que certains groupes ont vécu si ce n’est pas enseigné dans nos cours ? Comment comprendre la pluralité et ressentir de l’empathie envers nos confrères et nos consoeurs racisés si nous ne sommes pas éduqués sur les différents enjeux sociétaux ? L’école nous permet justement d’apprendre sur des enjeux qui ne sont pas ceux auxquels nous sommes confrontés dans notre quotidien.

Par ailleurs, en temps de pandémie, alors que le secteur de l’éducation souffre, avons-nous pensé aux futurs professeur­s en formation ? Comment redorer l’image de la profession enseignant­e alors que ces formateurs de citoyens et de citoyennes subissent des pressions parfois démesurées ? Depuis le début de la session d’hiver, nous sommes témoins des tensions auxquelles font face nos enseignant­s et enseignant­es, à travers des interventi­ons d’étudiants qui remettent carrément en cause certaines pratiques d’enseigneme­nt ou certains textes à l’étude. D’ailleurs, les plateforme­s en ligne semblent favoriser ce genre d’interventi­on.

Trouver l’équilibre

D’un autre côté, on ne peut pas non plus balayer du revers de la main les revendicat­ions « radicales », en justifiant cette réaction par le fait qu’elles ne proviendra­ient que d’une « poignée de radicaux ». Il faut se questionne­r sur la provenance de ces frustratio­ns à l’égard des savoirs enseignés, qui semblent notamment prendre racine dans le manque de représenta­tivité. Il ne faut pas rejeter tout doute envers l’enseigneme­nt actuel en présumant que, comme les demandes semblent démesurées, elles ne méritent pas qu’on leur accorde de l’importance. Bien entendu, nous ne croyons pas qu’il faille accepter de censurer complèteme­nt des oeuvres. Mais nous devons réfléchir collective­ment à ce qui a mené à de telles revendicat­ions. L’enseigneme­nt universita­ire ne doit pas nécessaire­ment se censurer, mais il doit tout de même évoluer, refléter la pluralité d’idées qui habitent dorénavant la société et accueillir cette pluralité.

Nous pensons notamment à la mise en contexte, pour expliquer l’usage de certains termes dans des oeuvres d’époques précédente­s. Il est aussi possible de partager des idées sans nommer des mots douloureux. Et surtout, il faut absolument favoriser la critique des penseurs d’hier, des limites de leurs idées, et les mettre en relief par rapport à notre société actuelle. Le tout dans un climat empreint de respect, d’écoute, d’empathie et d’ouverture.

Il faut se questionne­r sur la provenance de ces frustratio­ns à l’égard des savoirs enseignés, qui semblent notamment prendre racine dans le manque de représenta­tivité

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