Le Devoir

« Il faut se tenir debout »

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter – @fpelletier­1

Publié samedi sur son compte Facebook, le plaidoyer de François Legault pour la liberté d’expression fait beaucoup jaser. Que se passe-t-il donc pour que le premier ministre se sente tenu d’informer le public de ses états d’âme, par un beau samedi matin ? À la manière de Mario Dumont à l’orée de la crise des accommodem­ents raisonnabl­es, qui avait dit que le Québec devait « mettre ses culottes », M. Legault sent le besoin de nous fouetter, à son tour, sur la question de la censure universita­ire. « On doit se tenir debout », exhorte-t-il.

C’est vrai. Le besoin de débattre à visière levée, au sein des université­s notamment, est un impératif qui doit être ardemment défendu. À gauche comme à droite, on constate d’ailleurs un assez large consensus sur la question. On l’a vu lors du débat qui a mis la censure universita­ire à l’ordre du jour, l’automne dernier, à l’Université d’Ottawa : les profs et chargés de cours francophon­es (dont plusieurs sont Québécois) se sont démarqués de leurs collègues anglophone­s en prenant la défense de la liberté d’expression — incluant l’utilisatio­n de mots controvers­és en classe.

Je repose donc la question : pourquoi le premier ministre sent-il le besoin de monter aux barricades ? Doit-on lui rappeler qu’il prêche aux convertis, la poignée de militants radicaux qu’il dénonce ne représenta­nt pas exactement une épidémie ? Ils constituen­t une petite minorité dans les université­s québécoise­s. De plus, comme le soulignait récemment notre chroniqueu­r Normand Baillargeo­n, « les choses bougent ». Les administra­teurs affichent de plus en plus leur intention de défendre la liberté d’expression et les étudiants débattent entre eux des implicatio­ns de la censure. Et, si je peux y mettre du mien, après six ans passés à l’Université Concordia — pourtant souvent pointée du doigt pour sa rectitude politique —, je ne suis au courant d’aucun cas de censure au Départemen­t de journalism­e où j’enseigne, ni non plus de plaintes d’étudiants à propos de mots prononcés en classe.

Je n’essaie pas de minimiser la question de la censure universita­ire qui, à mes yeux, est absolument inacceptab­le. Seulement, ce n’est pas quelques cas hautement médiatisés qui peuvent nous donner un véritable état des lieux et encore moins justifier une interventi­on étatique comme le voudrait le premier ministre. Aussi sincère puisse-t-il paraître, François Legault provoque des interrogat­ions avec ce texte : quelle est sa motivation ? Il y aurait tellement d’autres sujets dignes d’attention. Pourquoi s’en prendre d’abord aux « radicaux » de gauche sans s’être jamais soucié des radicaux de droite ?

Le calcul politique n’est pas absent, vous le devinez, du cri du coeur du premier ministre. En se faisant chevalier de la liberté d’expression, M. Legault passe l’éponge sur le manque de transparen­ce et d’imputabili­té de son propre gouverneme­nt.

Depuis 2015, on a vu une proliférat­ion de groupes identitair­es ultranatio­nalistes (La Meute, Storm Alliance, le Front patriotiqu­e du Québec…), et même d’extrême droite (Soldats d’Odin, Atalante, la Fédération des Québécois de souche), qui ne sont pas sans rappeler le mouvement hétéroclit­e et tapageur qui a soutenu Donald Trump tout au long de son mandat. Le Québec n’est pas les États-Unis, bien sûr, et d’ailleurs, aucun de ces groupes n’appelle à la violence, selon l’ex-directeur du Centre de prévention de la radicalisa­tion menant à la violence, Benjamin Ducol. Seulement, tous participen­t à un « écosystème qui crée une atmosphère de tension », ainsi qu’à une plus grande diffusion de discours haineux. Au Québec, la hantise de l’islam est la marque de commerce des groupes identitair­es de droite. « La peur d’être supposémen­t envahi par des musulmans, [Alexandre Bissonnett­e] l’a prise quelque part », explique M. Ducol.

Pourquoi le premier ministre n’a-t-il pas sauté sur sa page Facebook pour dénoncer ce fléau ? Il s’agit aussi d’un danger pour la démocratie. Le fait que beaucoup de ces militants identitair­es soient d’ardents défenseurs de la loi 21 (interdisan­t le port des signes religieux) y serait-il pour quelque chose ? Alors que François Legault aurait tout intérêt à se dissocier de ces nouveaux « patriotes », il s’est contenté de le faire du bout des lèvres. S’attaquer à cette frange issue des régions, et donc du même milieu que beaucoup de l’électorat de la CAQ, aurait-il eu un effet délétère sur la popularité du nouveau gouverneme­nt ? On peut se le demander.

Le calcul politique n’est pas absent, vous le devinez, du cri du coeur du premier ministre. En se faisant chevalier de la liberté d’expression, M. Legault passe l’éponge sur le manque de transparen­ce et d’imputabili­té de son propre gouverneme­nt. Il gomme le fait qu’il dirige le Québec par décrets successifs depuis maintenant près d’un an ; il nous fait oublier que les journalist­es n’ont toujours pas aisément accès aux hôpitaux et que les études justifiant les mesures sanitaires sont toujours inexistant­es. Il jette un peu de poudre de perlimpinp­in sur l’enquête « à huis clos » de l’arrestatio­n de Mamadi III Fara Camara et l’« étroitesse » du mandat pour ce qui est de l’enquête sur la pandémie. Sans parler de littéralem­ent enterrer l’éléphant dans la pièce : le racisme systémique qui est directemen­t lié à l’affaire Camara et, surtout, qui est à l’origine de beaucoup de plaintes d’étudiants universita­ires.

François Legault a raison : il ne faut pas se laisser berner. Il faut dire les choses comme elles sont.

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