Le Devoir

Des victimes non admissible­s au régime d’aide prévu par la CAQ

L’aide aux victimes d’actes violents ne doit pas être tributaire d’une criminalis­ation de ces actes

- PROJET DE LOI 84 Florence Amélie Brosseau et Michaël Lessard Respective­ment administra­trice pour l’Associatio­n des juristes progressis­tes ; avocat et doctorant en droit à l’Université de Toronto

Un proxénète vous exploite sexuelleme­nt. Chaque jour, des clients vous touchent sans votre consenteme­nt. L’État québécois vous aidera-t-il financière­ment à guérir de ces agressions ? Vous êtes étudiante à l’université, et votre professeur vous harcèle sexuelleme­nt tout au long de votre session. Avez-vous droit à une aide pécuniaire ? Vous êtes victime de contrôle coercitif de la part de votre conjoint qui vous rabaisse, vous crie des insultes, vous empêche de voir votre famille, vous humilie devant vos proches. Obtiendrez-vous l’aide de l’État pour payer les frais de votre thérapie ?

Le gouverneme­nt du Québec offre une réponse claire : non. Aucune de ces violences ne vous donnera droit à une aide pécuniaire de l’État. En déposant le projet de loi 84, le gouverneme­nt de la CAQ a décidé de limiter l’aide étatique aux infraction­s inscrites au Code criminel qui, adoptées par le Parlement du Canada, n’incluent pas toutes les violences à caractère sexuel ou conjugal. En faisant reposer son projet de loi sur la criminalis­ation des comporteme­nts, le gouverneme­nt risque de causer plusieurs problèmes.

D’abord, ce faisant, le gouverneme­nt québécois laisse aux parlementa­ires canadiens le soin de décider quelles victimes d’actes violents le Québec aidera financière­ment. Le régime d’aide qui sera adopté par l’Assemblée nationale du Québec dépendra donc des aléas législatif­s du Parlement

du Canada en se référant exclusivem­ent au Code criminel. L’Assemblée nationale se soumet, de cette façon, à l’entière volonté du Parlement du Canada.

Ensuite, en se référant aux infraction­s criminelle­s telles que prévues au Code criminel, nos député·es rendent le régime d’aide inaccessib­le aux victimes de plusieurs violences sexuelles et conjugales. Pour revenir à nos exemples, une victime de prostituti­on qui, en présence de ses clients, fait mine de consentir de crainte d’être battue par son proxénète n’est pas considérée comme une victime d’agression sexuelle puisque, du point de vue du droit criminel, ces clients pourraient être acquittés en prétendant avoir cru que la victime consentait à l’acte sexuel. Cette victime de prostituti­on pourrait ainsi recevoir une aide étatique pour le préjudice découlant du proxénétis­me, mais pas pour celui résultant des agressions sexuelles. Quant au harcèlemen­t sexuel dont est victime l’étudiante, il ne constitue pas une infraction criminelle, à moins qu’il ne correspond­e au degré de sévérité et de dangerosit­é difficilem­ent atteignabl­e du « harcèlemen­t criminel

La Commission pourrait amender le projet de loi afin d’y inclure toutes les victimes de violences sexuelles et conjugales. Un tel amendement pose peu de défis techniques, puisque ces concepts de « violence sexuelle » et de « violence conjugale » existent déjà dans notre droit.

». Par ailleurs, le contrôle coercitif que subit la victime de violence conjugale n’est pas, lui non plus, une infraction criminelle.

Il va sans dire que le gouverneme­nt du Québec, lorsqu’il se limite aux infraction­s criminelle­s, oublie plusieurs violences sexuelles et conjugales que le Parlement du Canada n’a pas criminalis­ées. Or, même si un geste n’est pas criminel, il peut être violent. Ce sont ainsi des victimes réelles que le gouverneme­nt propose d’écarter du régime d’aide.

Objectifs distincts

De plus, il faut préciser que le droit criminel n’est ni pensé ni articulé dans l’objectif d’indemniser les victimes d’actes criminels. En ce sens, l’objectif d’aide pécuniaire du régime québécois ne saurait s’arrimer avec les objectifs punitifs du droit criminel. Les discours remettant en question la pertinence de la criminalis­ation des comporteme­nts dont les causes sont avant tout sociales et collective­s percolent de plus en plus dans les débats publics.

Nous sommes d’avis qu’il est nécessaire de considérer cette réflexion dans la création du régime d’aide et qu’il faut, de cette manière, éviter de faire reposer notre régime d’aide sur le principe de criminalis­ation des comporteme­nts, tout particuliè­rement en matière de violences sexuelles et conjugales. Cette critique bien vivante est vouée à ébranler le consensus social entourant la criminalis­ation des comporteme­nts. À long terme, plus elle gagnera en importance, moins d’actes violents seront criminalis­és, et plus les victimes seront exclues en grand nombre du régime d’aide. L’aide aux victimes d’actes violents ne doit pas être tributaire d’une criminalis­ation de ces actes.

Face aux problèmes soulevés, une solution s’offre heureuseme­nt aux membres de la Commission des institutio­ns, qui étudie actuelleme­nt le projet de loi 84. La Commission pourrait amender le projet de loi afin d’y inclure toutes les victimes de violences sexuelles et conjugales. Un tel amendement pose peu de défis techniques, puisque ces concepts de « violence sexuelle » et de « violence conjugale » existent déjà dans notre droit. Les mémoires de l’Associatio­n des juristes progressis­te et de Me Michaël Lessard expliquent en détail cette solution. Il ne manque qu’un ingrédient magique : un soupçon de volonté politique.

Nous invitons le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, ainsi que les porte-parole des groupes d’opposition — Marc Tanguay, Christine Labrie et Véronique Hivon — à saisir l’occasion d’aider toutes les victimes de violences sexuelles et conjugales en amendant, cette semaine, le projet de loi 84.

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