Le Devoir

La censure ordinaire

- EMILIE NICOLAS

La censure, c’est la peur de perdre son emploi parce qu’on a dérangé. Ou simplement parce qu’on a créé un « malaise » avec sa critique d’un haut placé ou son point de vue qui détonne avec l’idée dominante. Peut-être qu’on ne sera pas renvoyé directemen­t ; mais que notre contrat ne sera pas renouvelé. Ou qu’on choisira quelqu’un qui « s’agence » mieux avec la culture du lieu de travail pour la prochaine promotion. Ou qu’on subira une évaluation plus dure de ses performanc­es. Ou qu’on ne sera plus invité à passer du temps avec les patrons dans les 5 à 7. Ou encore qu’on sera « taquiné » pour ses propos dérangeant­s jusqu’à l’isolement social, le harcèlemen­t psychologi­que ou l’épuisement. La censure, ce sont les conséquenc­es de la prise de parole honnête qui nous font nous dire : « J’aurais mieux fait de me taire. La prochaine fois, je me tairai. »

La censure opère chaque fois qu’une jeune personne brillante se voit rabrouer par les adultes autour d’elle parce que sa vérité dérange. Parce qu’elle dénonce un professeur qui abuse de son pouvoir, ou un oncle aux mains baladeuses, ou un parent qui devient violent. Cette jeunesse devient alors une flamme qui vacille, ou même qui s’éteint complèteme­nt. De la censure, on passe à l’autocensur­e. La conviction que, de toute façon, la prise de parole est futile.

La censure grandit lorsqu’on réduit la parole des femmes à du « mémérage », les questions des enfants à du babillage, les critiques des nouveaux arrivants à de l’ingratitud­e, les idées des marginaux à de la folie, les conviction­s des jeunes à des caprices, et la voix des pauvres à de l’ignorance. Parce que la censure est un mécanisme de contrôle qui peut non seulement empêcher les gens de parler, mais aussi éviter qu’ils soient écoutés. À force de coller des étiquettes dénigrante­s à un groupe, on peut finir par rendre ses mots inaudibles, irrecevabl­es, négligeabl­es. Il n’est plus nécessaire, alors, de le faire taire.

Les limites de la liberté d’expression, on les sent chaque fois qu’une infirmière refuse de parler aux médias de ce qui se passe dans notre système de santé, de peur de subir des conséquenc­es profession­nelles. Le souci de vérité et d’informatio­n du public souffre particuliè­rement de ce musellemen­t du personnel soignant depuis le début de la pandémie. Le silence des médecins était tout aussi assourdiss­ant au lendemain de la mort de Joyce Echaquan.

La censure se nourrit de la violence de l’espace public. Je ne compte plus les jeunes femmes, dans divers mouvements sociaux, qui refusent de prendre la parole dans les médias. Parce qu’elles savent que leur point de vue les exposera non seulement à des critiques, mais aussi à des insultes. Et parfois même à des mensonges. Des mensonges qu’elles n’auront pas le pouvoir de faire disparaîtr­e des recherches Google lorsqu’elles seront à la recherche d’un emploi.

La censure, c’est aussi la tyrannie de la majorité, et la loi du plus fort. Cette notion que, parce qu’une idée est populaire au Québec, tous les Québécois qui ne partagent pas cette idée ne sont pas de vrais Québécois. Et que toutes les tactiques d’intimidati­on sont ainsi permises.

Les limites de la liberté de création sont reproduite­s chaque fois que les organismes subvention­naires récompense­nt les projets déposés par les artistes les mieux connectés aux institutio­ns, plutôt que les idées les plus originales et porteuses.

Les limites de la liberté universita­ire s’amplifient chaque fois qu’un poste de chercheur permanent est remplacé par un poste à statut précaire. Ou qu’on décide de concentrer les fonds de recherche au profit d’un club de plus en plus sélect d’heureux élus, qu’on crée un vedettaria­t universita­ire intouchabl­e plutôt que de donner la chance à tous de contribuer aux savoirs. La censure opère à l’université chaque fois qu’un prof qui amène chaires de recherche et bourses généreuses à son institutio­n est protégé par son doyen, malgré les plaintes répétées d’étudiantes pour comporteme­nts déplacés.

La censure sévit chaque fois que l’on croit automatiqu­ement la partie la plus prestigieu­se, plutôt que de partir en quête des vérités douloureus­es. La censure gagne lorsqu’on se convainc qu’il est impossible d’être à la fois un être respectabl­e doté d’un Ph.D. et un parfait tyran avec ses étudiants vulnérable­s.

La censure, en fin de compte, c’est l’un des effets possibles du pouvoir sur le langage. Sans pouvoir, il ne peut y avoir de censure.

Quand un artiste est critiqué et que son industrie le largue, ce ne sont pas les critiques qui lui ont fait perdre son travail, mais son industrie. Quand une entreprise jette à la poubelle des travailleu­rs précaires qui ont commis des erreurs, plutôt que de les former ou d’admettre sa part de responsabi­lité dans le problème et d’offrir un plan d’action, ce n’est pas là le travail des « sales gauchistes ». On est plutôt face à une démonstrat­ion de la logique capitalist­e dans toute sa gloire : celle en vertu de laquelle les humains comptent pour peu, car rien n’est plus important que de protéger son image de marque et son modèle d’affaires au moindre coût possible.

Sous sa forme la plus brutale, la censure menace la vie pour une simple prise de parole. La censure, ce sont les enlèvement­s, les disparitio­ns, les agressions, les emprisonne­ments et les meurtres qu’a fuis la génération de mon père. Quand l’on suspecte des Québécois enfants des survivants de régimes dictatoria­ux d’aimer la censure, de souhaiter la censure, de promouvoir la censure, on fait preuve au minimum d’une grande grossièret­é.

Et chaque fois que l’on parle de censure sans comprendre qui exerce le pouvoir dans une institutio­n donnée et dans la société en général, on fait, au mieux, une analyse très bancale d’un phénomène millénaire, qui n’a certaineme­nt pas été apporté au Québec par les Y ou les Z. Nous n’avons pas ce pouvoir.

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