Le Devoir

Scusez si je dérange, la chronique de Josée Blanchette

Place aux indignés en tout genre

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Instagram : josee.blanchette

Fascinante époque qui nous offre quotidienn­ement des motifs d’indignatio­n. C’est un moteur puissant, l’indignatio­n, ça nourrit de clics les réseaux sociaux, la popularité de trublions, parfois des oeuvres, des romans, des essais, des causes très nobles et nécessaire­s aussi, le tout récent #MoiaAussi et tout le mouvement woke popularisé par Black Lives Matter.

On peut s’indigner de tout désormais. Il n’y a qu’à trouver le porte-voix. C’est facile, gratifiant et on se sent un peu important. Comme le disent les bouddhiste­s, la colère se cherche un objet. Et elle le trouve. Je m’excuse d’avance auprès des bouddhiste­s de faire de l’appropriat­ion culturelle ici.

L’indignatio­n chronique propulsée par des victimes réelles ou fantasmées se conjugue à une autocensur­e galopante. Certains flirtent avec l’envie de s’éclipser du débat public, qu’ils soient universita­ires, politicien­s, journalist­es, penseurs. Et j’en connais qui vont précipiter leur retraite dans un repli prudent faute d’avoir des mots recherchés pour le dire et l’envie d’en débattre.

Être la cible de la rigueur morale dans laquelle infuse l’air du temps est devenu de plus en plus risqué. Et nous sommes tous catalogués selon notre genre, notre race, notre statut social, notre quartier même. Oui, oui, le réalisateu­r Spike Lee s’est fait reprocher de tourner un film sur la violence à Chicago alors qu’il est de Brooklyn.

Tiens, une amie cinéaste s’est fait souligner son hétérosexu­alité alors qu’elle tournait sur les personnes trans, une autre amie s’est fait traiter de capacitist­e (un dérivé de capacité, qui place la personne « capable » comme la norme sociale) parce qu’elle avait mentionné sa marche sur le fleuve gelé à Bouchervil­le un dimanche. « Et que faites-vous des personnes handicapée­s, madame ! » Et une autre s’est fait accuser de microagres­ser les diabétique­s en diffusant des recettes de gâteaux au citron sur FB.

Ton bonheur me porte ombrage, autrement dit. La « culture de l’annulation » ira jusque-là. Ils ont été plusieurs à s’excuser d’exhiber leur Valentin ou Valentine le 14 février sur les réseaux sociaux. Comme si une gêne de plus en plus contagieus­e se faisait sentir à l’idée de vexer un groupe quelconque. Forcément, un.e célibatair­e répliquera que la vision du couple exacerbe sa solitude, que les roses rouges ne sont pas biologique­s et que le chocolat n’est pas équitable. L’angélisme est une religion qui confine à l’anxiété.

Avertissem­ents au début !

Avis à l’éditeur de Maxime-Olivier Moutier qui défrayait la chronique la semaine dernière pour cause de censure (selon l’auteur), certaines oeuvres de fiction affichent désormais des contents warnings qui indiquent précisémen­t les sujets sensibles et à quel chapitre du livre : alcool (verre en terrasse ou en soirée), racisme, cissexisme, transphobi­e, grossophob­ie, validisme (un synonyme de capacitism­e), TOC, emploi d’un mot jugé problémati­que, comme « homme » ou « femme ».

Ce qu’on appelle les « traumavert­issements » n’est plus réservé qu’aux téléséries un peu sanglantes aux heures de grande écoute. La mise en garde vous materne tout en décrétant : pas responsabl­es de vos malaises cardiaques et de vos susceptibi­lités chroniques.

Je devrai peut-être débuter mes textes par un avertissem­ent : les personnes sensibles pourraient être indisposée­s par l’emploi de certains mots et la possibilit­é d’être confrontée­s à des réalités, même heureuses, qui diffèrent de la leur.

Mais un journal peut-il être un espace sécurisé (safe space) à partir du moment où les points de vue présentés et les horizons dépeints s’entrechoqu­ent forcément ? Certains lecteurs se lèvent même la nuit pour nous lire, nous haïr et nous le faire savoir. On se demande si le masochisme n’est pas une forme sous-estimée de masturbati­on intellectu­elle.

À travers ces micro-luttes, il n’y a pas de liens de solidarité, me faisait remarquer une amie lesbienne très au fait des revendicat­ions minoritair­es. Ce sont des lieux de distinctio­n caractéris­tiques d’une pensée individual­isée et d’un discours qui misent sur la culpabilit­é. La police de la pensée lisse finira par vous montrer du doigt au moindre accroc lexical. Car notre vocabulair­e s’est enrichi ; Antidote n’arrive pas à suivre.

Génération offensée

Dans son essai, Génération offensée, truffé d’exemples — dont certains concernent le Québec et le Canada —, l’éditoriali­ste et réalisatri­ce française Caroline Fourest fait le portrait d’une génération et d’un mouvement qui se mord la queue avec ses particular­ismes. « Hier, les minoritair­es se battaient ensemble contre les inégalités et la domination patriarcal­e. Aujourd’hui, ils se battent pour savoir si le féminisme est “blanc” ou “noir”. »

L’autrice militante constate que le politiquem­ent correct a atteint la « caricature liberticid­e » que lui prédisaien­t ses adversaire­s conservate­urs. Et la droite s’en frotte les mains. « Car elle leur donne le beau rôle de champions des libertés. »

Caroline Fourest rappelle qu’à titre d’ancienne présidente du Centre gay et lesbien, elle a connu les luttes et les insultes. « La bataille pour l’égalité m’a forgée. Mais je reste furieuseme­nt attachée à celle pour la liberté. » L’ancienne collaborat­rice de Charlie Hebdo craint pour celle-ci. « Partout règne la tyrannie de l’offense, comme préalable à la loi du silence. »

Des université­s reculent, des médias revisitent leur façon de formuler. Nous sommes passés de la reconnaiss­ance au ressentime­nt et à la revanche, nous prévient Caroline Fourest.

La preuve de la supériorit­é morale des insurgés de la gauche victimaire n’est plus à faire, mais une bataille interne et stérile se dessine, une « ghettoïsat­ion qui arrange les dominants ».

Le monde se transforme « en concours de victimes ». Mais Fourest a raison de souligner que le bureau permanent des plaintes sert des opportunis­tes « simplement pour tenir boutique et exister médiatique­ment ». Comme le disait Dolly Parton (chacun ses références) : « Get off the cross, honey, somebody needs the wood. »

À quoi bon avoir le dernier mot si c’est pour rester seul sur sa croix ?

Entre blessure et censure, on doit tracer une ligne FRANÇOIS LEGAULT

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FILMOPTION Même le yoga peut être perçu comme de l’appropriat­ion culturelle. Des cours de yoga gratuits furent annulés en 2015 à l’Université d’Ottawa pour ce motif. Sur la photo, une scène du film Planète Yoga de Carlos Ferrand.
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