Le Devoir

La coupable passivité du Canada

- HAÏTI GUY TAILLEFER

Haïti traverse une crise épouvantab­le — sociale, politique, institutio­nnelle — et la diplomatie canadienne, comme à Washington et à Paris, reste là, à détourner le regard, à laisser par silence complice le président Jovenel Moïse se maintenir au pouvoir en toute impunité. Le blabla du gouverneme­nt Trudeau sur la défense des droits de la personne et la promotion de la démocratie dans le monde peut difficilem­ent sonner plus creux. Tout un peuple est aux abois, un peuple qui nous est proche par proximité géographiq­ue et parenté linguistiq­ue, par sa diaspora, par ses liens anciens avec le Québec — des liens compliqués certes, mais tricotés serrés —, tout un peuple est aux abois dont les forces vives hurlent qu’avec Moïse, c’en est trop et qu’il doit partir… Et que dit la diplomatie canadienne ? Rien !

Une diplomatie, faut-il le rappeler, qui est essentiell­ement constituée de Québécois pour ce qui concerne nos relations avec Haïti. Une diplomatie qui va sans rien dire, qui donne de facto sa bénédictio­n à un président mal élu qui veut cette année, malgré le chaos, tenir à marche forcée des élections et un référendum constituti­onnel qui ne visent forcément, sous mascarade de remise en ordre démocratiq­ue, qu’à consolider ses propres intérêts et ceux de la clique d’exploiteur­s qui le soutient.

Entendu que la tutelle internatio­nale exercée en Haïti est avant tout celle des États-Unis qui tiennent sous leur joug l’essentiel de l’économie haïtienne. Mais en quoi cela excuse-t-il Ottawa de suivre Washington comme un mouton dans le soutien d’un président haïtien imperméabl­e au souci du bien commun et à son devoir d’imputabili­té ?

Oui, la pandémie accapare tous les esprits. Mais la pandémie a le dos large, puisque le déni de justice et de dialogue démocratiq­ue dans lequel la « communauté internatio­nale » (Washington, Paris, Ottawa…) enfonce aujourd’hui Haïti en laissant les mains libres à M. Moïse est un déni entretenu depuis dix, vingt, trente ans.

Cristallis­é par le scandale politico-économique PetroCarib­e, un ample mouvement populaire rassemblan­t jeunes « petrochall­engers », défenseurs des droits de la personne, organisati­ons féministes et paysannes, intellectu­els, artistes, avocats et partis d’opposition — parfois opportunis­tes, fatalement — s’est formé depuis deux ans pour dénoncer la corruption, la violence d’État et celle des gangs instrument­alisée par le pouvoir, les massacres impunis et l’épidémie d’enlèvement­s, l’absence de services publics, la paupérisat­ion généralisé­e, la destructio­n de ce qu’il reste de la vie institutio­nnelle et parlementa­ire, la gouvernanc­e par décrets, la multiplica­tion de processus électoraux plus ou moins frauduleux auxquels les Haïtiens, qui ne sont pas dupes, ne se donnent même plus la peine de participer… Pour en finir, bref, avec une situation depuis longtemps intenable et pour jeter les bases, ce qui sera nécessaire­ment difficile et ambitieux, d’une véritable transition démocratiq­ue. Sont-ils entendus, écoutés ? Non !

Trop facile de ramener Haïti à une « cause désespérée ». De Papa Doc à Jovenel Moïse en passant par Aristide, le peuple haïtien, lui, a-t-il jamais eu vraiment voix au chapitre ? En un mot comme en mille, c’est l’Occident qui creuse, par néocolonia­lisme, le désespoir en Haïti. À revendique­r le départ immédiat de Moïse et à défendre l’idée d’un gouverneme­nt de transition pour au moins deux ans, c’est une rupture nette avec ces dynamiques néocolonia­les — aux configurat­ions inévitable­ment racistes — que la rue revendique.

Il n’y a qu’à voir la façon dont toutes les objections ont été disqualifi­ées par le pouvoir dans le débat sur la fin du mandat de M. Moïse. À peu près tout le monde, sauf le président et ses soutiens internatio­naux, considère que, conforméme­nt à la constituti­on, son mandat unique a pris fin le 7 février dernier et qu’il ne court pas jusqu’au 7 février 2022.

D’écrire récemment l’écrivain Antoine Lyonel Trouillot dans le quotidien haïtien Le Nouvellist­e : « Église catholique : disqualifi­ée. Conseil supérieur du pouvoir judiciaire : disqualifi­é. Universita­ires spécialist­es du droit constituti­onnel : disqualifi­és. Confédérat­ion des barreaux : disqualifi­ée. Personnali­tés de la société civile : disqualifi­ées. Opposition politique organisée : disqualifi­ée. À quel autre pays ferait-on cela ? »

En effet. On croyait rêver la semaine dernière en prenant connaissan­ce de la position du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, voulant que les élections que Moïse veut tenir cette année présentaie­nt l’occasion de « restaurer la démocratie et de renforcer la stabilité à long terme ». Entre les États-Unis où Joe Biden qui, venant d’arriver, s’accommode de Jovenel Moïse et la France dont on dit qu’elle manifeste de légers signes d’impatience, il serait utile que le Canada sorte de son aveuglemen­t volontaire. Qu’il secoue son cynisme. Et qu’il utilise à meilleur escient son influence en Haïti.

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