Ce problème-là
La photo donne le ton : François Legault s’avance, l’air sévère. Légère contreplongée, clair-obscur, d’imposantes colonnes encadrent le premier ministre. « Ce problème-là est parti de nos universités », dit-il, annonçant son intention « d’agir rapidement » pour contrer ce qui, selon lui, menace la liberté d’enseignement et, par extension, la liberté d’expression dans notre société.
« Ce problème-là ». Au premier coup d’oeil, on rattache la formule à l’énumération qui la précède : des étudiants qui perturbent des classes, des internautes qui réagissent mal à une campagne sur les réseaux sociaux. Mais le choix des mots, de la forme — une curieuse « adresse à la nation » du samedi matin — insinuent que ces dérapages ne sont que la partie visible d’un « problème » plus profond, qui s’enracine dans l’ombre des départements universitaires.
Un problème qu’on ne définit cependant pas : s’agit-il d’un certain corpus, d’auteurs, de théories, ou même de professeurs en particulier ? Nommons-les, puisque l’heure est grave ; si ce problème « est parti » de l’université, il faut en faire l’anatomie, dévoiler ses couleurs. Quoique l’exercice deviendrait vite gênant, peut-être prendrait-il des airs de mise à l’index, justement. Mieux vaut s’en tenir à « ce problème-là » et laisser les gens pointer eux-mêmes les coupables, décréter qui a droit de cité dans l’espace universitaire.
La polémique actuelle montre un problème — des chargés de cours précaires, laissés seuls face à des étudiants « confrontationnels ». Mais en blâmant la tyrannie des étudiants et en insinuant que certaines idées émanant de l’université créent ce problème, on se trompe sur le diagnostic.
Alors qu’on présente les étudiants et les jeunes chercheurs comme des clients tyranniques et des agents de censure, la pandémie a fait exploser leur détresse. Selon un récent sondage de l’Union étudiante du Québec, 81 % des universitaires disent éprouver un niveau de détresse psychologique élevé. Et le tiers estiment que le soutien offert par leur université a diminué depuis la pandémie.
Sara Mathieu-C., cofondatrice de l’organisme Thèsezvous et chargée de cours à l’Université de Montréal, m’écrit. Elle s’inquiète pour ses étudiants. Elle les sent fragiles, terriblement fragiles. Une étudiante de son cours s’est enlevé la vie. « Tout leur semble lourd, difficile, surtout au bac », me dit-elle à travers l’écran. La participation est bonne, mais Zoom évacue la dimension humaine de l’enseignement. Partout, remarque-t-elle, on parle de la difficulté de présenter en classe des sujets socialement sensibles, mais on ne s’intéresse pas à la façon d’aborder cette détresse alarmante.
Chez les étudiants des cycles supérieurs, le tableau est aussi sombre. La pandémie a exacerbé l’effet des inégalités sociales sur le travail de recherche. Une enquête menée par Thèsez-vous auprès de ses membres indique que les étudiants se sont sentis désorganisés, qu’ils ont pris du retard dans leurs recherches, notamment à cause de la défaillance des mesures de soutien offertes par leur institution, ils ont perdu des emplois, des contrats de recherche. Sans surprise, les femmes, en particulier les mères, ainsi que les étudiants étrangers ont davantage été affectés.
Le phénomène ne se limite pas aux cycles supérieurs. En octobre, un article publié dans Affaires universitaires et signé par une trentaine de chercheurs, à l’initiative de Catherine Larochelle, professeure au département d’histoire de l’Université de Montréal, relevait l’incidence de la pandémie sur la production intellectuelle des femmes. On y lit que la culture de la productivité scientifique qui règne à l’université, « laquelle est mesurée en nombre d’articles publiés, quantité de citations, montants et prestige des subventions obtenues, déploiement international », n’a pas été ralentie par la pandémie.
Mais les femmes, elles, ont été particulièrement ralenties dans leurs travaux. Parce qu’elles sont plus nombreuses à assumer le travail domestique, à soigner un proche. Ou simplement parce que leurs sujets de recherche sont davantage affectés par les contraintes sanitaires. Lorsque nous discutons, Catherine Larochelle dit craindre un effet durable sur la progression des femmes dans l’université, car les chercheuses qui aspirent à un poste menant à la permanence ne bénéficient d’aucune clémence pour leur CV jugé « dégarni »…
Voyez-vous, des contraintes pèsent en tout temps sur la capacité des uns et des autres à s’engager dans une démarche de recherche, à prendre part à la vie universitaire. Quant à la liberté d’enseignement, elle n’est jamais qu’une affaire de débats d’idées désincarnés. Elle est toujours façonnée avant tout par les conditions matérielles de la recherche, de l’enseignement, des études.
La pandémie a exacerbé des clivages existants. Et la polémique actuelle montre un problème — des chargés de cours précaires, laissés seuls face à des étudiants « confrontationnels ». Mais en blâmant la tyrannie des étudiants et en insinuant que certaines idées émanant de l’université créent ce problème, on se trompe sur le diagnostic.
En fait, on se trompe déjà lorsqu’on prétend que l’université est aujourd’hui un espace de liberté qu’il faut défendre. C’est faux. L’université néolibérale n’est pas une institution libre. C’est une institution rongée par la gouvernance managériale, la fragilisation des conditions d’emploi ; par son rejet de l’idéal d’accès universel à l’éducation, par sa propension à brader son engagement envers la connaissance et le débat démocratique sur l’autel de la croissance économique et de l’employabilité. Mais ce problème-là, François Legault ne s’en soucie pas beaucoup. C’est même une partie intégrante de son projet politique.