Les étudiants veulent-ils de la censure ?
J’enseigne le grec ancien. Mes étudiants travaillent d’arrache-pied en espérant saisir le sens d’objets créés par des sociétés millénaires et maîtriser des langues complexes dont ils ne pourront faire aucun usage dans la vie quotidienne. Déployer de tels efforts dans une société où faire des études en lettres ou en histoire suscite régulièrement des réactions pantoises ou méprisantes relève d’une audace quasi révolutionnaire. J’ai le plus grand respect pour mes étudiants. Pour cette raison, je les traite en adultes qu’ils sont.
Les littératures grecque et latine ne sont pas rose bonbon. Les sociétés d’où elles émanent étaient inégalitaires, guerrières et esclavagistes. Si les oeuvres que nous en avons conservées touchent parfois au sublime, elles peuvent aussi à l’occasion être dérangeantes, voire révoltantes. Dans les poèmes homériques, beaucoup de personnages féminins sont des monnaies d’échange aux côtés du bétail ; les dialogues de Platon font souvent allusion de façon parfaitement décomplexée à la pédérastie. Or, jamais il ne m’est passé par l’esprit de soustraire quelque document que ce soit à l’attention de mes étudiants. L’idée même n’est-elle pas saugrenue ? Il faudrait faire preuve d’une condescendance éhontée pour les infantiliser de la sorte ; aussi, d’un manque flagrant de responsabilité professionnelle. Comment pourrais-je mentir délibérément, même par omission, à mes étudiants ? Même advenant le cas qu’une minorité d’entre eux réclame bruyamment qu’on lui ferme les yeux afin de ménager sa sensibilité, serait-il juste de lui céder et de priver les autres des connaissances pour lesquelles ils ont payé, en temps, en efforts et en argent, un prix considérable ?
Opposition illusoire
On a beaucoup parlé dernièrement du « clientélisme » des universités, en lui opposant la liberté universitaire des professeurs. Il s’agit peut-être d’une opposition illusoire. Je suis persuadée que la plupart des étudiants universitaires ne veulent pas plus de la censure que leurs professeurs. Ils s’attendent, à bon droit, à ce qu’on fasse confiance à leur sens critique. Or, plusieurs professeurs, échaudés par les événements récents, ont déjà commencé, de leur propre initiative, à retrancher de leurs cours du contenu qu’ils jugeaient autrefois essentiel. Les victimes intellectuelles de cette autocensure seront avant tout les étudiants. S’ils ne veulent pas devenir les grands perdants de ce mouvement de panique généralisé, il est urgent qu’ils se fassent entendre à leur tour pour réclamer l’accès complet à la connaissance auquel ils ont droit.
Mes étudiants se considèrent chanceux d’avoir fait leurs études collégiales il y a cinq ans ou plus, lorsqu’on leur permettait encore d’entendre parler du Moyen âge et de l’Antiquité à l’école. Fussent-ils nés plus tard, ils ne soupçonneraient même pas l’étendue de la perte qu’ils auraient subie. Rappelons que le futur programme du ministère de l’Éducation prévoit que l’enseignement de l’histoire au collège commencera au XVe siècle, une décision d’une inconscience effarante. Contrairement aux technocrates qui l’ont prise, mes étudiants ont une vision qui porte plus loin que l’ombre de leur petite personne. Féministes, antiracistes, épris de justice sociale, ils passent pourtant leurs journées à étudier des civilisations qui foulaient au pied ces valeurs devenues fondamentales aujourd’hui. Il n’y a là aucun paradoxe : ils sont suffisamment éclairés pour comprendre qu’il ne saurait exister de contradiction entre l’acquisition du savoir et les valeurs que l’on endosse. Le savoir, contrairement à l’ignorance, n’est pas moralement dangereux. Connaître l’histoire humaine, avec tout ce qu’elle comporte d’horreur — et de beauté —, est la meilleure façon de donner un sens à la place, d’ailleurs toute provisoire, que nous occupons dans cette histoire.
Les établissements universitaires forcent aujourd’hui leurs étudiants, collés des journées entières à leur écran, à recevoir un enseignement appauvri et de second ordre. À l’heure qu’il est, on entrevoit à peine le moment où ils pourront quitter leur appartement et regagner la classe, seul lieu possible d’une éducation digne de ce nom. Nos universités iront-elles ajouter à ces conditions d’apprentissage quasi carcérales un mur supplémentaire, un cloisonnement idéologique fortifié par le contrôle du lexique et l’amputation du corpus littéraire et artistique ? En d’autres termes — puisque la pensée et les mots sont co-extensifs — iront-elles jusqu’à leur imposer un confinement de la pensée ? Au Québec, les hautes directions universitaires temporisent dangereusement avant de fournir des réponses officielles à la question. Entre-temps, chaque membre de la communauté sent anxieusement l’espace physique et intellectuel se rétrécir autour de lui.
Mes étudiants sont tout à la fois passionnés par l’Antiquité et imbus de valeurs progressistes. S’ils deviennent « conservateurs » en vieillissant, j’espère que ce sera par leur conservation du trésor culturel ancien qu’ils travaillent si fort à maîtriser, et qu’ils pourront en faire profiter le reste de la société sans devoir céder à la manie d’épuration des petits esprits.