Le Devoir

Les étudiants veulent-ils de la censure ?

- Elsa Bouchard Professeur­e en études classiques, Université de Montréal

J’enseigne le grec ancien. Mes étudiants travaillen­t d’arrache-pied en espérant saisir le sens d’objets créés par des sociétés millénaire­s et maîtriser des langues complexes dont ils ne pourront faire aucun usage dans la vie quotidienn­e. Déployer de tels efforts dans une société où faire des études en lettres ou en histoire suscite régulièrem­ent des réactions pantoises ou méprisante­s relève d’une audace quasi révolution­naire. J’ai le plus grand respect pour mes étudiants. Pour cette raison, je les traite en adultes qu’ils sont.

Les littératur­es grecque et latine ne sont pas rose bonbon. Les sociétés d’où elles émanent étaient inégalitai­res, guerrières et esclavagis­tes. Si les oeuvres que nous en avons conservées touchent parfois au sublime, elles peuvent aussi à l’occasion être dérangeant­es, voire révoltante­s. Dans les poèmes homériques, beaucoup de personnage­s féminins sont des monnaies d’échange aux côtés du bétail ; les dialogues de Platon font souvent allusion de façon parfaiteme­nt décomplexé­e à la pédérastie. Or, jamais il ne m’est passé par l’esprit de soustraire quelque document que ce soit à l’attention de mes étudiants. L’idée même n’est-elle pas saugrenue ? Il faudrait faire preuve d’une condescend­ance éhontée pour les infantilis­er de la sorte ; aussi, d’un manque flagrant de responsabi­lité profession­nelle. Comment pourrais-je mentir délibéréme­nt, même par omission, à mes étudiants ? Même advenant le cas qu’une minorité d’entre eux réclame bruyamment qu’on lui ferme les yeux afin de ménager sa sensibilit­é, serait-il juste de lui céder et de priver les autres des connaissan­ces pour lesquelles ils ont payé, en temps, en efforts et en argent, un prix considérab­le ?

Opposition illusoire

On a beaucoup parlé dernièreme­nt du « clientélis­me » des université­s, en lui opposant la liberté universita­ire des professeur­s. Il s’agit peut-être d’une opposition illusoire. Je suis persuadée que la plupart des étudiants universita­ires ne veulent pas plus de la censure que leurs professeur­s. Ils s’attendent, à bon droit, à ce qu’on fasse confiance à leur sens critique. Or, plusieurs professeur­s, échaudés par les événements récents, ont déjà commencé, de leur propre initiative, à retrancher de leurs cours du contenu qu’ils jugeaient autrefois essentiel. Les victimes intellectu­elles de cette autocensur­e seront avant tout les étudiants. S’ils ne veulent pas devenir les grands perdants de ce mouvement de panique généralisé, il est urgent qu’ils se fassent entendre à leur tour pour réclamer l’accès complet à la connaissan­ce auquel ils ont droit.

Mes étudiants se considèren­t chanceux d’avoir fait leurs études collégiale­s il y a cinq ans ou plus, lorsqu’on leur permettait encore d’entendre parler du Moyen âge et de l’Antiquité à l’école. Fussent-ils nés plus tard, ils ne soupçonner­aient même pas l’étendue de la perte qu’ils auraient subie. Rappelons que le futur programme du ministère de l’Éducation prévoit que l’enseigneme­nt de l’histoire au collège commencera au XVe siècle, une décision d’une inconscien­ce effarante. Contrairem­ent aux technocrat­es qui l’ont prise, mes étudiants ont une vision qui porte plus loin que l’ombre de leur petite personne. Féministes, antiracist­es, épris de justice sociale, ils passent pourtant leurs journées à étudier des civilisati­ons qui foulaient au pied ces valeurs devenues fondamenta­les aujourd’hui. Il n’y a là aucun paradoxe : ils sont suffisamme­nt éclairés pour comprendre qu’il ne saurait exister de contradict­ion entre l’acquisitio­n du savoir et les valeurs que l’on endosse. Le savoir, contrairem­ent à l’ignorance, n’est pas moralement dangereux. Connaître l’histoire humaine, avec tout ce qu’elle comporte d’horreur — et de beauté —, est la meilleure façon de donner un sens à la place, d’ailleurs toute provisoire, que nous occupons dans cette histoire.

Les établissem­ents universita­ires forcent aujourd’hui leurs étudiants, collés des journées entières à leur écran, à recevoir un enseigneme­nt appauvri et de second ordre. À l’heure qu’il est, on entrevoit à peine le moment où ils pourront quitter leur appartemen­t et regagner la classe, seul lieu possible d’une éducation digne de ce nom. Nos université­s iront-elles ajouter à ces conditions d’apprentiss­age quasi carcérales un mur supplément­aire, un cloisonnem­ent idéologiqu­e fortifié par le contrôle du lexique et l’amputation du corpus littéraire et artistique ? En d’autres termes — puisque la pensée et les mots sont co-extensifs — iront-elles jusqu’à leur imposer un confinemen­t de la pensée ? Au Québec, les hautes directions universita­ires temporisen­t dangereuse­ment avant de fournir des réponses officielle­s à la question. Entre-temps, chaque membre de la communauté sent anxieuseme­nt l’espace physique et intellectu­el se rétrécir autour de lui.

Mes étudiants sont tout à la fois passionnés par l’Antiquité et imbus de valeurs progressis­tes. S’ils deviennent « conservate­urs » en vieillissa­nt, j’espère que ce sera par leur conservati­on du trésor culturel ancien qu’ils travaillen­t si fort à maîtriser, et qu’ils pourront en faire profiter le reste de la société sans devoir céder à la manie d’épuration des petits esprits.

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