Du Jacques Brel dans les doigts d’Alain Lefèvre ?
Àpartir de quand un compositeur doit-il reconnaître une influence précise dans un de ses morceaux ? Où tracer la ligne entre la simple réminiscence et l’emprunt à une autre oeuvre ? Ces questions ne sont pas nouvelles, mais elles se reposent aujourd’hui à l’écoute d’une pièce du nouvel album du pianiste et compositeur québécois Alain Lefèvre. Ce dernier se défend d’avoir copié quoi que ce soit.
Paru vendredi, l’album Opus 7 : Préludes comprend une composition — Dernier souffle — qui « évoque la mort de l’amitié et de l’amour », selon la description qu’en fait Alain Lefèvre dans une entrevue reproduite dans le livret. « C’est […] la vision d’un couple qui ne se parle plus, l’idée d’une chute. »
Or, il y a en plein milieu de ce morceau un thème d’une trentaine de secondes qui paraît, note pour note, emprunté au refrain de La chanson des vieux amants, de Jacques Brel (1967). C’est l’une de ses oeuvres les plus célèbres et célébrées, le récit d’un « amour fol » qui dure malgré les « éclats des vieilles tempêtes ».
Aux oreilles attentives, les premières mesures de la composition de Lefèvre laissent aussi filtrer un thème connu — très dépouillé — de Chopin (Prélude, op. 28 no 4).
Mais voilà : rien dans le crédit des oeuvres n’indique qu’Alain Lefèvre s’est inspiré de Brel ou de Chopin pour écrire ce morceau. Tout au plus, le journaliste qui a questionné Lefèvre pour le livret lui fait-il remarquer que la composition lui a fait « songer à une ballade » de… Léo Ferré.
Joint en Grèce jeudi, le principal intéressé affirme qu’il n’y avait aucune raison de citer Brel ou Chopin au générique. « Si on prend quatre ou cinq notes qui ressemblent
à une pièce, ce qui pourrait être qualifié de réminiscence, a-t-on le droit ? Je crois que oui. »
« Vous dire que je me sens mal ? Non, pas du tout. C’est sûr que c’est très français [comme composition]. Il y a quelque chose dans la mélodie… Mais ce serait réducteur de dire qu’il y a un emprunt à la pièce de Brel. Parce que le passage dont on parle, c’est un pont, ce n’est pas le refrain, la pièce repose sur beaucoup plus de choses que ce petit bout. »
Au téléphone, Lefèvre ajoute que « la pièce de Brel, je l’ai écoutée, et le pattern qu’il fait se retrouve dans des milliers de pièces. Fa-mi-fa-mi-sol-fa-mi-ré… Mais je vais autre part tout de suite après. »
Quant à l’influence possible d’un prélude de Chopin, Alain Lefèvre est catégorique. « Il n’y a pas le quart d’un huitième de note » de Chopin dans sa pièce, affirme-t-il.
« La musique, c’est sept notes, avec des dièses et des bémols. Tout est bâti autour de ça. […] Le fait que les notes soient parfois les mêmes, c’est un peu normal : la musique est ce qu’elle est, on ne peut pas systématiquement s’empêcher de jouer un mi après un fa.»
Alain Lefèvre dit qu’il « essaie d’être imperméable aux choses extérieures » quand il compose, mais que forcément, toute la musique qu’il a intégrée au fil des ans est en lui. « Est-ce qu’on emprunte des choses sans le savoir ? Ça se pourrait, dit-il. On ne peut pas être un musicien classique et faire des milliers d’heures de piano sans avoir dans la tête une espèce de réminiscence. »
Sa maison de disques, Warner Classics, n’a pas souhaité faire de commentaire.
Tradition ?
Musicologue à l’UQAM, Danick Trottier dit ne pas être étonné de la situation. « Il y a une tradition en musique classique à nier les sources d’inspiration tout en les connaissant très bien », dit-il.
Ça n’a pas toujours été ainsi, relève M. Trottier. « Le fait de travailler la musique des autres, de s’en servir comme inspiration, a toujours existé : Bach a emprunté à tous les compositeurs de son époque et ne s’en est jamais caché. Au XIXe siècle, c’est même une fierté pour Liszt ou Brahms de revendiquer [des influences] : on démontrait ainsi qu’on avait de la connaissance. »
Mais depuis le siècle dernier, ajoutet-il, « on nie les sources d’inspiration, par peur de passer pour des gens qui reprennent le matériel des autres, qui manquent d’originalité, etc. »
Pourtant, les emprunts sont généralement très « conscients », dit-il. Et si un compositeur crée une pièce teintée par une mélodie existante sans s’en rendre compte ? « Je pense que l’important est de ne pas prendre l’auditeur pour un non-connaisseur, souligne Danick Trottier. Tu le dis, c’est tout. Ça enlève quoi à un créateur de dire qu’il a eu une source d’inspiration ? »
Zone grise
Les questions soulevées par les influences de Dernier souffle reviennent souvent en musique, et peu importe le genre. Le jazz se nourrit du blues et de la musique populaire ou classique. Ailleurs, toute la démarche est basée sur l’échantillonnage d’une chanson pour en créer une autre.
Parfois, les influences sont directes. Parfois, il faut savoir : Paul McCartney a écrit Blackbird à partir de la Bourrée en mi mineur de Bach.
Alain Lefèvre rappelle que les « pastiches » abondent : l’hymne national du Canada (Flûte enchantée de Mozart) ; La Marseillaise (un concerto de Mozart) ; la chanson All By Myself écrite par Eric Carmen en 1975 et popularisée par Céline Dion (Concerto pour piano no 2 de Rachmaninov).
Mais où situer la ligne entre l’inspiration et le plagiat ? Avocat spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, Normand Tamaro souligne qu’il y a plusieurs questions à se poser avant de conclure qu’une oeuvre en plagie une autre parce qu’elle lui ressemble. « C’est un domaine où il y a beaucoup de nuances, ce n’est pas une science infuse », note-t-il.
Celui qui a notamment plaidé devant la Cour suprême dans la cause du dessinateur Claude Robinson indique que « c’est d’abord une question qualitative, et non quantitative. Ce n’est pas une question d’avoir tant de notes. » L’idée est de pouvoir « déterminer si on reconnaît la signature de l’artiste qui est repris. Si la réponse est oui, on commence à être dans le domaine de ce qui lui appartient. »
Mais M. Tamaro rappelle qu’on « peut reprendre des oeuvres à certaines fins, on peut les citer sans que ce soit du plagiat. Il faut se mettre dans le contexte ». « Un réalisateur peut faire un film sur un autre réalisateur et reprendre certaines choses, donne-t-il en exemple. Ce n’est pas de toucher à une oeuvre qui est interdit. C’est de le faire subrepticement. »
Si une accusation de plagiat est grave, dit Normand Tamaro, « on peut très facilement dire que telle mélodie sur tel album nous rappelle une chanson de Jacques Brel. C’est un constat qui se pose » au-delà de la question légale, dit-il.
Même si la frontière entre plagiat et inspiration est floue, les tribunaux ont souvent eu à se pencher sur le problème. La première cause célèbre du genre opposa les Beach Boys à Chuck Berry, en 1963. Le succès Surfin’ U.S.A. était de toute évidence construit sur la musique de Sweet Little Sixteen, composée par Berry. Plusieurs autres suivront : Led Zeppelin, George Harrison (condamné pour « plagiat non intentionnel »), et plus récemment Robin Thicke et Pharrell Williams (qui ont dû verser plus de 7 millions aux héritiers de Marvin Gaye).
Je pense que l’important est de ne pas prendre l’auditeur pour un non-connaisseur. Tu le dis, c’est tout. Ça enlève quoi à un créateur de dire qu’il a eu une source d’inspiration ?
DANICK TROTTIER »