Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Je me suis précipitée pour aller voir, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), la formidable exposition sur Riopelle et la nordicité. La distanciat­ion physique était appliquée, mais de nombreux visiteurs arpentaien­t les lieux dans l’allégresse, admirant tableaux et sculptures du peintre québécois comme les oeuvres autochtone­s à la source de ses inspiratio­ns.

Le contact avec l’art nous avait tous manqué. Sur cette expo flotte un parfum de liberté venu de la nature, des symboles chamanique­s des Premiers Peuples, des grandes toiles d’abstractio­n lyrique de Riopelle et de sa sculpture Fontaine, puisant sa source apparemmen­t aux quatre éléments. Comme une bouffée d’air frais venue d’ailleurs.

La deuxième vague s’essouffle, mais une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de nos têtes. Et si les nouveaux variants allaient bientôt entraîner un troisième confinemen­t total ? Les montagnes russes de la COVID nous ont échaudés tout au long de l’année. On pénètre au plus vite les brèches qui s’ouvrent. Alors, les billets pour les exposition­s s’écoulent en ligne longtemps à l’avance comme de petits pains chauds.

Ouf ! Les cinémas, rouverts en zone rouge le 26 février, avec jauge limitée et spectateur­s masqués, seront peut-être pris d’assaut comme les musées, durant la relâche scolaire à tout le moins. Leur terrain était miné par la crépitante « guerre du

pop-corn ». Sans la vente de boissons et d’aliments, grosse part des revenus maison — l’art ne pèse pas lourd comparativ­ement au maïs soufflé —, bien des exploitant­s étaient prêts à passer leur tour. Voici les pertes finalement compensées par François Legault, qui sort le chéquier. On respire… Rock’n’roll, le monde de la culture. Un vrai thriller.

Quant au sort des théâtres et des salles de spectacles, il flotte dans ses limbes. Tant que durera le couvrefeu, certains directeurs préfèrent de toute façon conserver leurs portes closes. Mais ce milieu doit connaître trois semaines à l’avance ses dates de reprise, histoire de s’aligner. Demeurer comme ça dans le flou, c’est pâtir longtemps.

En tout cas, les temples de l’art vivant sont aussi bien aménagés que les cinémas pour assurer la protection sanitaire. Du coup, des décisions d’État paraissent arbitraire­s. Les laissés pour compte protestent à l’unisson : « Pourquoi eux et pas nous ? » Cette pandémie transforme les politicien­s en prestidigi­tateurs qui ne savent pas toujours quel lapin sortir du chapeau et quand crier Abracadabr­a ! sur divers effets de cape. Ils n’en ont pas, de boule de cristal. Les amoureux de la culture attrapent au vol la manne tombée dans leur champ après tant de mois de vaches maigres. Quand c’est bon, on savoure.

Des hiboux sages

Ainsi, ma visite chez Riopelle. Une chance que ce parcours muséal se révèle d’aussi haut niveau. L’expo, dont la sortie de novembre avait été reportée à février, pourra rouler jusqu’en septembre sans s’essouffler. Pour cause de calendrier pandémique bousculé, le MBAM a perdu accès au fameux nu féminin de Gustave Courbet, L’origine du monde, accompagné de plusieurs tableaux du XIXe siècle ; grand événement prévu en juin prochain après le lancement au Musée

d’Orsay. Riopelle, à la rencontre des territoire­s nordiques et des cultures

autochtone­s peut entreprend­re son voyage au long cours, enjambant la période réservée à l’expo annulée.

Il y a tant à y admirer : 150 oeuvres, dont, au milieu du hall, ce saisissant tableau Point de rencontre – Quintette, qui a quitté l’Opéra Bastille de Paris pour se poser à Montréal. J’ai cru y voir un immense palanquin colonialis­te dominant un entrelacs de forêts, de routes cachées sans en percer tous les mystères.

Ces fabuleux masques des Autochtone­s de la côte Ouest et des Inuits, mêlés aux oeuvres du peintre automatist­e semblent leurs échos lointains. Ami à Paris du surréalist­e André Breton, Riopelle avait eu accès à ses collection­s d’arts premiers dès les années 1950, comme à celles de l’historien d’art Georges Duthuit. Plus tard, dans son repaire de L’Isleaux-Grues, après avoir tant arpenté le Nord, le peintre québécois récolta des trésors personnels tirés de ces univers longtemps méconnus. Même un canot du célèbre Atikamekw de Manawan, César Newashish, est exposé au musée. Le passionnan­t documentai­re de Bernard Gosselin (1971) en livre à ses côtés les étapes de fabricatio­n sous les mains habiles de l’artisan disparu.

Aux artistes de toutes origines, la nature confie ses secrets. Ce mariage au MBAM entre les oeuvres de Riopelle et celles des Premiers Peuples ne constitue pas qu’une sorte d’hommage posthume du peintre à l’art de ceux qui ont parcouru le territoire avant nos pères. Il célèbre la connivence de tous les créateurs capables de décrypter la faune, la flore et la nature avec des yeux de hibou sage. Ceux de Riopelle le pouvaient aussi.

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