Le Devoir

Les espions de Lisée

- LOUIS CORNELLIER

Pendant la guerre froide, le métier d’espion offrait de nombreux débouchés, même au Québec. La CIA, à l’époque, cherchait l’influence soviétique partout, le KGB faisait de même avec l’influence américaine et les affidés de ces deux grandes puissances nourrissai­ent, à leur échelle, ce climat de paranoïa.

Même au Québec, vraiment ? Oui, répond Jean-François Lisée dans Guerre froide, P.Q. (Carte blanche/La boîte à Lisée, 2021, 232 pages). « Des agents de la CIA, du KGB, des services français et cubains ont arpenté les rues et fréquenté les bars de Montréal, avant, pendant et après les années d’effervesce­nce du nationalis­me québécois des années soixante et soixante-dix », écrit le journalist­e.

Cette réalité vient-elle confirmer l’idée selon laquelle le mouvement indépendan­tiste aurait été nourri, voire téléguidé, par des influences extérieure­s ? Quand on entre dans l’univers nébuleux de l’espionnage, les théories du complot foisonnent. Selon Lisée, dans les services secrets canadiens et à la CIA, certains agents ont cru que Moscou travaillai­t en sous-main, par l’entremise de la France, à la réalisatio­n d’un Québec indépendan­t pour en faire un « Cuba du Nord ». Une autre thèse, dont Lisée ne mentionne pas la source, veut que la droite américaine, avec l’aide de la CIA, ait favorisé l’indépendan­ce du Québec afin d’affaiblir le reste du Canada pour mieux l’avaler, avec ses ressources naturelles.

Lisée affirme pourtant, en conclusion de son enquête, que « notre histoire n’a jamais été prise en otage par une force extérieure » et que ce sont des Québécois qui ont tiré les ficelles de vie notre politique « lors de la Révolution tranquille et de l’effervesce­nce indépendan­tiste ». Le KGB avait bel et bien des espions au Québec, mais ils regardaien­t vers les États-Unis ; la CIA ne négligeait pas la réalité québécoise, mais n’en faisait pas du tout une priorité et cherchait surtout à y débusquer les influences soviétique­s et françaises ; la GRC, quant à elle, s’infiltrait partout, cherchait

« la main occulte et étrangère » qui manipulait les indépendan­tistes, mais ne trouvait pas grand-chose, sauf le soutien très public de la France du général de Gaulle.

« Rien ne nous indique, écrit Lisée, que cette agitation de coulisses ait eu une quelconque incidence sur notre évolution, nos rapports de force, nos décisions. »

Avec son habituelle maestria de conteur, Lisée, qui cite une quinzaine de personnes ayant travaillé pour les services de renseignem­ent américains, canadiens et québécois et qui reprend des éléments des enquêtes de Normand Lester et Richard Cléroux sur les services secrets, s’amuse à faire un John le Carré de lui-même et dégonfle bien des mythes.

Les Soviétique­s, établit-il, n’ont jamais été favorables à l’indépendan­ce du Québec. Selon Robert Ford, ambassadeu­r canadien à Moscou au début des années 1970, « ils voyaient le Canada comme un contrepoid­s aux États-Unis en Amérique du Nord » et craignaien­t que son éclatement favorise l’empire américain. Un consul soviétique aurait même confié à Michel Vastel, qui travaillai­t alors pour le Conseil du patronat avant de devenir journalist­e, que l’URSS avait bien assez d’un Cuba et n’en souhaitait surtout pas un deuxième.

Le cas de Cuba mérite aussi l’attention. Les felquistes s’en inspiraien­t et comptaient sur son soutien, qui n’est jamais venu. En avril 1972, une bombe explose au consulat cubain à Montréal. D’abord attribué à des commandos anticastri­stes américains, l’attentat serait plutôt le fait, d’après un agent de la GRC cité dans le livre de Richard Cléroux, de la CIA, en quête d’informatio­ns sur les activités soviétique­s, et de la GRC, qui veut savoir si les hommes de Fidel agissent dans le mouvement indépendan­tiste québécois. La récolte est insignifia­nte.

Cuba accueille des felquistes, mais c’est moins pour les aider que « pour rendre service au Canada », notamment dans le cas des ravisseurs de James Richard Cross. Castro, dans son bras de fer avec les ÉtatsUnis, a trop besoin du Canada de Trudeau pour lui déplaire.

« Au Québec, disait le toujours savoureux Yves Michaud que Lisée cite en épigraphe, il n’y a pas de secret d’État. Car nous n’avons pas de secret et nous n’avons pas d’État. » Il y a donc eu des espions au Québec, surtout canadiens, mais leurs manoeuvres ne leur ont pas permis de découvrir le pot aux roses puisque ce dernier n’existait pas. « Je pense qu’on assistait à un véritable mouvement indépendan­tiste issu de la volonté spontanée de ses membres », finira par conclure un haut gradé de la GRC.

On peut donc se réjouir, avec Lisée, du fait que notre histoire soit « le produit de la volonté des Québécois ». On peut espérer, aussi, que cette volonté, un jour, trouve la déterminat­ion qui lui manque pour se doter d’un véritable État, quitte à supporter les secrets qui viennent avec.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada