Le Devoir

« Nos corps sont des conscience­s »

Le corps des femmes a été le sujet obsédant de l’histoire de la peinture occidental­e, écrit Laure Adler. Regard au-delà des représenta­tions.

- CATHERINE LALONDE

Le corps des femmes ? Voilà un titre qui coule de source et vient, tout fluide, s’inscrire dans la série des populaires beaux livres d’histoire de l’art que Laure Adler a entamée en 2006 avec

Les femmes qui lisent sont dangereuse­s, et où se sont ajoutées au fil du temps les femmes artistes, celles qui écrivent, et celles qui aiment, et celles qui encore lisent. Cette fois, c’est à l’évolution du statut de la femme et à ses représenta­tions en peinture occidental­e que convie l’essayiste et biographe (Marguerite Duras, Hannah Arendt, François Mitterrand).

De la callipyge déesse mère originelle, depuis l’Ève et la Madone, en passant par maintes Vénus, des Grâces multipliée­s par trois, jusqu’à l’arrivée des femmes artistes et une percée dans le XXIe siècle, « la beauté, l’injonction à la beauté, à la constructi­on de la beauté, au paraître de la beauté » est le sujet de cette monographi­e. Sous-titré Ce que les artistes

ont voulu faire de nous, le livre s’attache « à comprendre et à retracer de quelles manières le corps des femmes a été le sujet obsédant de l’histoire de la peinture occidental­e ».

« À la femme dans l’atelier est assigné le statut de modèle », écrit Laure Adler, « à l’homme celui du créateur. Rares furent les femmes qui décidèrent que des peintres les représente­nt ». Quelques reines, princesses, ou femmes des cours. Dans l’atelier, « le peintre est créateur, la femme est là pour être regardée ». Trois chapitres viennent ainsi rythmer le propos : cette femme regardée ; les femmes qui nous regardent, lorsque les écoles d’art s’ouvrent aux femmes (1880) ; et ces femmes qui se regardent. Trois prismes pour analyser des oeuvres de Botticelli, Titien, Degas, Berthe Morisot, Niki de Saint Phalle ou Yu Hong, entre autres.

Abstractio­n, mot masculin

« La femme n’a jamais cessé de regarder », précise Mme Adler en entrevue téléphoniq­ue, de sa voix très grave. « Mais entravée par l’impossibil­ité de représente­r ce qu’elle voyait, parce qu’elle n’était pas reconnue comme un sujet entier ni comme une personne douée de toutes les capacités », au début de l’émancipati­on, effectivem­ent « elles ont choisi plutôt comme sujets de prédilecti­on elles-mêmes, ou le corps de femmes. Mais ça ne les a jamais empêchées de regarder la réalité ».

L’autrice souligne que « notre regard, femme ou homme, a tendance aussi à minorer le travail théorique, radical, inventif des femmes, et à essayer de les mettre loin de l’abstractio­n. Je crois qu’il y a plein d’oeuvres de femmes qu’on a tendance à écraser vers le nonabstrai­t, alors que c’est très abstrait ». Elle nomme Georgia O’Keeffe (18871986) en exemple. « On a beaucoup rabattu des interpréta­tions d’organes sexuels ou de beautés de fleurs à ces oeuvres, même de peintures décorative­s. Or, quand on regarde bien son travail, on peut tout aussi bien dire que c’est de l’ordre de l’abstractio­n. »

Souvent, on ne laissait aux femmes peintres comme champ que « cette peinture décorative — les bouquets de fleurs, natures mortes, quelques paysages ou le visage de leurs propres enfants. Alors elles ont voulu essayer d’aller sur d’autres terrains, plus novateurs. » Et ça se poursuit. Laure Adler se réjouit de voir la vague de jeunes artistes, en France, où elle habite, qui à 25 et 30 ans, explorent une multiplici­té de supports, inventent des formats, redéfiniss­ent les émotions.

« Il y a peut-être une nouvelle inventivit­é de l’art contempora­in, très portée par les jeunes génération­s féministes — pas seulement les femmes. » Elle donne en exemple le travail de Claire Tabouret, qu’elle aime suivre. Il y a là « une appréhensi­on [au sens philosophi­que du terme] du tactile, du sensuel, de l’exploratio­n de l’extérieur d’eux-mêmes, à partir de plein de supports. Je ne dis pas que les garçons sont inactifs. Mais c’est absolument fascinant ce qui se passe. »

Pour Laure Adler, la réappropri­ation du corps des femmes par celles-ci ne fait que commencer ; et doit passer « par la conscience douloureus­e et compliquée de l’intégrité de nos propres corps, dominés pendant des siècles, depuis l’aube de l’humanité. On a été réduites à des apparences. Je pense que dans cette réappropri­ation les artistes femmes ont un rôle essentiel à jouer, pour recomposer les morceaux, et nous créer un corps sacré, c’est-à-dire à ne pas offenser, à respecter, à aimer ; ni à vendre, ni à exhiber, ni à regarder forcément sexuelleme­nt. On est à un stade où on va peut-être pouvoir arriver à l’essence même de nos propres corps, voire à l’âme de nos propres corps. Nos corps sont des conscience­s ».

Ce voyage du corps qu’on dit sombre

Le corps des femmes sort deux mois après le carnet de vieillesse et essai personnel La voyageuse de nuit (Grasset). Un tout autre livre, très beau, essentiel. « L’âge est un sentiment et non une réalité », y écrit Laure Adler, et « j’ai tous les âges à l’intérieur de moi et, sur mon visage, celui que les autres me donnent. Ce n’est pas moi qui décide ». Dans les deux textes se lit le désir de Laure Adler d’aller au-delà de nos réflexes, appris, face à certaines images sociales. Écrivant, a-t-elle senti ces liens que l’on fait quand on lit les deux livres côte à côte ?

« J’ai un projet en ce moment sur la beauté du corps des femmes vieillissa­ntes », dit-elle, sourire dans la voix, « beauté complèteme­nt zappée par notre société marchande qui ne vend que de la jeunesse, du nonridé, du lisse, du soi-disant consommabl­e. Il y a une beauté où on peut lire la mémoire et l’histoire sur des visages. Dans des civilisati­ons qui ne sont pas occidental­es, cette beauté-là est reconnue ; elle est même sacralisée et ultra-respectée. Et oui, je pense qu’il y a des passerelle­s » entre Le

corps des femmes, et le voyage de tous les corps vers la nuit, par la vieillesse.

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SUCCESSION YVES KLEIN C/O ADAGP PARIS, 2020 Image tirée de l’ouvrage Le corps des femmes, 2020. Princesse Héléna, par Yves Klein, 1960 publié aux éditions Albin Michel en
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Le corps des femmes Ce que les artistes ont voulu faire de nous Laure Adler, Albin Michel, Paris, 2020, 176 pages

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