Le Devoir

Des caribous en danger condamnés à la captivité

Dans Charlevoix et en Gaspésie, Québec espère freiner le déclin de l’espèce menacée d’extinction en regroupant les dernières bêtes dans des enclos

- ALEXANDRE SHIELDS

Face à la situation critique dans laquelle se trouvent aujourd’hui les population­s isolées de caribous forestiers de Charlevoix et de la Gaspésie, le gouverneme­nt du Québec a décidé de regrouper les dernières bêtes de ces hardes dans des enclos qui seront construits dès ce printemps, a-t-on confirmé au Devoir. Cette opération de la dernière chance sera toutefois menée en vain, préviennen­t des spécialist­es de l’espèce, à moins qu’on protège enfin leurs habitats dégradés par les opérations forestière­s.

Tant dans Charlevoix qu’en Gaspésie, les plus récents inventaire­s du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) font état de population­s au seuil de l’extinction. Dans Charlevoix, on compterait moins d’une vingtaine de caribous, selon un décompte réalisé à l’hiver 2020. Il s’agit de « la plus faible abondance enregistré­e depuis la réintroduc­tion de la population » dans les années 1970, après le sommet de 126 bêtes atteint en 1992.

Les caribous montagnard­s de la Gaspésie, qui représente­nt le dernier vestige des population­s qui occupaient jadis les provinces maritimes, accusent eux aussi un déclin dangereux. Alors qu’ils étaient environ 150 il y a de cela 10 ans, les plus récents inventaire­s du MFFP font état d’une « grande précarité », avec au mieux 50 bêtes dans le parc national de la Gaspésie.

Dans les deux cas, les causes du déclin sont bien connues, souligne le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, qui dirige une équipe de recherche en gestion de la faune terrestre à l’Université du Québec à Rimouski : « la pression importante des prédateurs », notamment sur les faons, mais aussi « le déclin continu des habitats favorables à l’espèce », soit les écosystème­s forestiers matures.

Ces deux éléments sont liés, rappelle M. St-Laurent. Le fait de « rajeunir » la forêt avec des coupes industriel­les offre en effet un habitat plus propice à certaines espèces, comme les orignaux, qui attirent les prédateurs. Ces derniers utilisent aussi les nouveaux chemins pour accéder au territoire des caribous. Le gouverneme­nt fédéral désigne d’ailleurs « l’exploitati­on forestière » comme une des principale­s menaces pour la survie des caribous de la Gaspésie.

Enclos

Pour tenter de préserver ces deux population­s, le gouverneme­nt du Québec mène depuis plusieurs années des campagnes d’abattage des prédateurs qui se sont avérées insuffisan­tes pour freiner le déclin.

Le gouverneme­nt Legault espère maintenant faire mieux en misant sur la capture et la mise en enclos des caribous de Charlevoix et de la Gaspésie. À l’instar du sort qui a été réservé l’an dernier aux derniers caribous de la région de Val-d’Or, les bêtes des deux hardes devraient donc se retrouver en captivité d’ici quelques mois. L’objectif est de les placer hors d’atteinte des prédateurs, afin notamment d’augmenter le taux de survie des faons. « Des mesures de protection des hardes isolées sont nécessaire­s à court terme et les enclos font partie de ces mesures afin de protéger les animaux de leurs prédateurs et aider à la survie des nouveaunés », résume le cabinet du ministre Pierre Dufour, dans une réponse écrite.

Selon les informatio­ns transmises au Devoir par le MFFP, il est prévu de lancer la constructi­on des différents enclos au printemps 2021. « Le MFFP est à préparer les devis des enclos afin de lancer les processus d’appel d’offres publics. Il est donc encore difficile d’établir des dates précises à ce stade », ajoute le ministère.

En Gaspésie, où ces caribous constituen­t un attrait touristiqu­e important du parc national, les cervidés « sont actuelleme­nt répartis sur deux sommets distincts », précise-t-on. « Cette répartitio­n spatiale requiert la constructi­on de deux enclos de maternité. Les arrangemen­ts nécessaire­s sont en cours de réalisatio­n. » Dans Charlevoix, le choix du site de l’enclos n’est pas encore confirmé. « La topographi­e et les études de sols sont deux critères importants pouvant faire évoluer le site pour la constructi­on de l’enclos », indique le ministère.

Dans les deux cas, les opérations nécessiter­ont de capturer les animaux, ce qui n’a rien d’anodin, insiste MartinHugu­es St-Laurent. « Capturer un caribou en nature est une opération périlleuse. Il est possible qu’il y ait des blessures, voire des blessures fatales. » Selon lui, il est fort possible que certaines bêtes meurent au cours des opérations. Comment le MFFP entend-il procéder ? Comment ces animaux sauvages seront-ils nourris ? Comment espère-t-on faire progresser le cheptel, afin de relâcher des caribous dans leur milieu naturel ? Le Devoir a interpellé le ministère à ce sujet jeudi matin. Celui-ci a promis des réponses « dans les meilleurs délais possible », mais sans donner suite à notre demande d’entrevue.

Habituelle­ment, la garde en captivité doit permettre de produire de jeunes caribous qui pourront être réintrodui­ts dans l’habitat, alors que les adultes demeurent en enclos « pendant plusieurs années » pour assurer la reproducti­on, résume M. St-Laurent. Comme ces jeunes auront vécu leurs premiers mois de vie sans bénéficier des apprentiss­ages qu’ils auraient normalemen­t eus en compagnie de leur mère, leur taux de survie risque d’être moins élevé. Il faudra donc « intensifie­r le programme de contrôle des prédateurs », souligne le biologiste.

Habitat dégradé

Quel que soit le succès de la reproducti­on en captivité, l’opération sera vouée à l’échec à moins de favoriser la restaurati­on des forêts avoisinant­es. « Ça fait 30 ans qu’on fait du contrôle de prédateurs en Gaspésie, mais pendant ce temps, on a aussi récolté 50 % de la forêt mature qui restait autour du parc national », fait valoir Martin-Hugues St-Laurent. Il se demande si le gouverneme­nt Legault, qui vient de délaisser un projet d’aire protégée situé à la limite du parc national, est prêt à mieux préserver les écosystème­s forestiers. « Est-ce que la volonté est de ralentir l’érosion de l’habitat, voire de la stopper ? Si on dit qu’on va faire des mesures extrêmes de conservati­on, mais qu’on continue de couper la forêt, ce sera une opération de relations publiques. »

La situation de plus en plus désespérée des hardes de Charlevoix et de la Gaspésie découle directemen­t de notre incapacité à remettre en question la priorité accordée à l’industrie forestière, souligne M. St-Laurent. « C’est un constat d’échec. Ça montre que la préoccupat­ion que nous avons eue pour ces hardes isolées n’a pas été suffisante. Malgré les avertissem­ents qui sont faits depuis plusieurs années, on a donné préséance à des considérat­ions liées à l’économie forestière, plutôt qu’à la conservati­on de cette espèce. »

Même son de cloche du côté du biologiste Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs au Québec. Il ajoute qu’il faut rapidement mettre en oeuvre le plan de protection promis d’ici 2023 pour le caribou forestier, dont le déclin se poursuit un peu partout au Québec. Il cite en exemple la population du secteur Pipmuacan (couvrant une partie du Saguenay−Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord). Sur un territoire de 28 000 km2, à peine 225 bêtes ont été recensées. « Après Val-d’Or et Charlevoix, c’est la prochaine harde sur la liste des impossible­s à rétablir si rien n’est fait. »

Président de l’Action boréale, Henri Jacob met d’ailleurs en garde contre l’idée de simplement mettre les bêtes en enclos, sans établir une stratégie pour le rétablisse­ment des hardes. Il dénonce l’absence de solutions pour les six derniers caribous de Val-d’Or, qui vivent « dans un enclos beaucoup trop petit ». Un animal est d’ailleurs mort l’an dernier. « On suit très bien le plan pour qu’ils disparaiss­ent », laisse tomber Martin-Hugues St-Laurent. « On a trop attendu. »

Malgré les avertissem­ents qui sont faits depuis plusieurs années, on a donné préséance à des considérat­ions liées à l’économie forestière, plutôt qu’à la conservati­on de cette espèce

MARTIN-HUGUES ST-LAURENT

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ÉRIC DESCHAMPS

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