Près d’un million de visites en moins aux urgences
Près d’un million de visites en moins aux urgences. Le chiffre frappe l’imagination et témoigne de l’ampleur de la crise vécue en 2020. Bien des Québécois ont évité les hôpitaux durant la pandémie, de crainte d’y contracter la COVID-19. Certains l’ont fait au prix de leur santé et même de leur vie, déplorent des médecins.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a enregistré une baisse de 906 039 visites dans les urgences du Québec entre avril 2020 et février 2021, comparativement à la même période l’année précédente, a appris Le Devoir. De 3 164 862, le nombre de visites a dégringolé à 2 258 823. Une diminution de 29 %, qui est loin de signifier que les Québécois sont en meilleure santé.
Trop de patients ont tardé à se présenter aux urgences, de peur de contracter la COVID-19, selon la Dre Annie Lavigne, intensiviste à l’hôpital CharlesLe Moyne, situé à Greenfield Park. Comme cette dame, victime d’une douleur à la poitrine, décédée en fin de semaine, malgré les soins intensifs qui lui ont été prodigués, raconte-t-elle. « On a réussi à débloquer son artère, mais son état avait trop dégénéré. Elle ne s’est jamais réveillée après l’opération. »
Selon la Dre Lavigne, cette femme aurait pu être sauvée si elle avait vu un médecin il y a quelques mois. « Elle était proche aidante, dit-elle, et elle est restée à la maison pendant des mois pour soigner son mari. »
Urgentologue à l’Hôpital général juif, la Dre Laurie Robichaud cite un cas tout aussi désolant, celui d’une femme atteinte d’un cancer de l’ovaire, admise à l’urgence en raison d’un douloureux mal de ventre. Ses rendez-vous avaient été décalés en raison du délestage. « Sa tumeur à l’ovaire avait quadruplé de volume en quelques semaines », dit la médecin.
Selon elle, l’effet du délestage, combiné à la vague de patients qui ont tardé à se faire soigner, se fait grandement sentir depuis peu dans les urgences. « On voit maintenant dans nos cas l’impact des retards vécus dans les cliniques ambulatoires et les chirurgies.
On voit des patients en attente de chimio, ou qui ont des masses, des douleurs internes ou des essoufflements, dit la Dre Robichaud. Certains ont fait des infarctus silencieux. »
Difficile de mesurer exactement l’effet de la désertion des patients des urgences. Aucune donnée sur la mortalité cardiovasculaire durant la pandémie n’est encore disponible pour le Québec, selon le Dr Arsène J. Basmadjian, président de l’Association des cardiologues du Québec. Toutefois, au moins deux études ont démontré « clairement une augmentation » de celle-ci aux États-Unis lors de la première vague de COVID-19, signale-t-il.
Timide reprise
Sur le terrain, cette baisse de près d’un million de visites n’étonne guère. Les patients ont fui les hôpitaux comme la peste au printemps 2020. La fréquentation des urgences a repris depuis, mais elle n’atteint pas le flot d’avant la pandémie. « En ce moment, on est à environ 70-75 % des volumes habituels », estime le Dr Gilbert Boucher, président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec.
Selon le MSSS, les visites aux urgences ont repris de façon graduelle depuis la mi-janvier. Mais des patients tardent encore à consulter, constate le Dr Boucher. « Quand on demande aux patients : “Pourquoi vous n’êtes pas venu avant ? Ça fait trois mois que vous avez mal au ventre”, ils répondent : “j’avais peur de venir à l’hôpital”. Un patient sur trois nous dit cela. Ça nous inquiète, parce que c’est important que les gens sentent que c’est sécuritaire de venir dans nos hôpitaux. »
Au MSSS, on indique qu’« une forte proportion » de la baisse de fréquentation des urgences concerne « la clientèle ambulatoire », c’est-à-dire des patients qui ont des problèmes de santé moins graves.
Ces malades peuvent avoir choisi de se tourner vers une clinique sans rendez-vous ou une consultation en télémédecine, note le Dr Pascal Renaud, président de l’Association des médecins omnipraticiens de Québec. « Dans cette région, les médecins de famille ont beaucoup fait du “sans rendez-vous” populationnel qui n’était plus réservé à leur clientèle inscrite en GMF [groupe de médecine familiale] », souligne-t-il.
Autre explication à cette importante diminution : les hôpitaux ont été épargnés par la saison de la grippe et des gastro-entérites cet hiver et la saison dernière. Avec le confinement, les accidents de travail et de la route et les traumas liés à la pratique de divers sports ont reculé, observe la Dre Laurie Robichaud. Tout comme les cas d’intoxication et les blessures liées aux fêtes et les batailles typiques « du samedi soir ».
Séjours plus longs
Malgré la baisse marquée des visites aux urgences, la durée moyenne de séjour sur civière a légèrement augmenté, à 15,8 heures, entre avril 2020 et février 2021, comparativement à 15,2 heures pour la même période l’année précédente.
Le MSSS explique cette hausse par la création d’unités chaudes et froides, qui a diminué « l’accessibilité aux lits pour les usagers à l’urgence en attente d’hospitalisation ». Des chambres communes ont aussi été transformées en chambres individuelles. C’est sans compter qu’au début de la pandémie, le « délai d’attente [pour les] résultats d’analyse de la COVID-19 » était aussi « nettement plus élevé qu’en ce moment », signale le MSSS.
Mais selon le Dr Gilbert Boucher, le problème du manque de personnel contribue à l’engorgement des urgences. Des patients doivent demeurer sur des civières en attendant qu’une place se libère aux étages. Les soignants sont trop peu nombreux pour ouvrir davantage de lits. Or, les chirurgies reprennent.
« Malheureusement, on se dit que c’est peut-être mieux que les patients restent à l’urgence un peu plus longtemps pour permettre de faire des chirurgies et donner des traitements de chimiothérapie, dit le Dr Boucher. Il faut se rendre à l’évidence que c’est probablement la bonne chose à faire pour l’instant. »
N’empêche, les médecins interviewés pressent les patients de se rendre à l’urgence ou de consulter un médecin en télémédecine en cas de symptômes inquiétants. La Dre Annie Lavigne croit que le gouvernement devrait même sensibiliser la population à ces nouveaux services.