Le Devoir

Re-territoria­liser l’espace public

- ARTS André-Louis Paré Directeur et rédacteur de la revue ESPACE art actuel

Avec le déboulonne­ment de plusieurs monuments de personnali­tés controvers­ées, les réclamatio­ns pour le changement de nom de rues ou de lieux publics ainsi que les protestati­ons pour une juste reconnaiss­ance des groupes minoritair­es, l’espace public, associé à la démocratis­ation des échanges entre les citoyens, est en processus de profondes modificati­ons, voire de re-territoria­lisation. Ayant pris racine en Europe au XVIIIe siècle, la notion d’espace public est intimement liée à la démocratie et correspond — notamment, à travers la presse écrite — à la libre circulatio­n des idées. Au nom de la transparen­ce de l’informatio­n, l’espace public entretient la possibilit­é d’émettre des opinions divergente­s. Il promeut la liberté de s’exprimer et de manifester. Sur le plan artistique, avec entre autres la sculpture, il a surtout favorisé un art public représenta­nt une vision de l’histoire dominante, laquelle incarne principale­ment la société bourgeoise, nouvelle figure du pouvoir désormais libéral.

Quel que soit le régime politique, la sphère publique a toujours été enrichie de monuments célébrant le pouvoir triomphant. Mais selon les principes démocratiq­ues, l’espace public admet la dissension lorsqu’elle s’expose pacifiquem­ent. Ce n’est toutefois pas toujours le cas. Tout récemment, la statue de John A. Macdonald, érigée en 1895 au coeur de ce qui est devenu la place du Canada à Montréal, fut l’objet d’un groupe d’activistes qui s’en est pris à la statue du cofondateu­r de la fédération canadienne. La sculpture de cet avocat, instigateu­r des pensionnat­s et des réserves pour Autochtone­s, premier à devenir premier ministre du Canada, a souvent été la cible de protestata­ires pour qui Macdonald symbolise le mépris pour les communauté­s autochtone­s, métisses et canadienne­sfrançaise­s. Produite par le sculpteur britanniqu­e George Edward Wade (1853-1933), cette statue, maintenant sous la responsabi­lité du Bureau d’art public de Montréal, se trouve remisée, le temps d’évaluer la place qu’elle occupera dans la future histoire du pays. Mais pour ce faire, il importe de reconsidér­er l’idéal démocratiq­ue de l’espace public et, comme le rappelait la philosophe Hannah Arendt (19061975), de miser sur l’élaboratio­n d’un monde commun qui n’exclut pas la pluralité d’un peuple composé d’individus différents et engagés à construire une société plus juste.

En relatant l’histoire de la fondation de Montréal, le réalisateu­r François Girard évoque, dans le film Hochelaga, terre des âmes (2017), un aspect important de cette recomposit­ion de l’espace public. Un affaisseme­nt de terrain au stade Percival-Molson offre l’occasion de fouilles archéologi­ques permettant de confirmer les origines de la future métropole québécoise : celles d’une ville sise sur une île qui fut habitée par des population­s autochtone­s comme d’autres villes canadienne­s. Aussi, lorsque cette réalité se transpose dans le domaine de l’art public, il est bien de se le rappeler. En 2017, à la suite d’un concours, le jury du programme d’art public de Calgary a choisi la propositio­n de l’artiste Del Geist, un sculpteur étasunien fort connu. Intitulée Triassic Towers, et située en face du Parc national olympique du Canada, cette oeuvre a été installée sur un territoire traditionn­el autochtone. Composée de pierres et d’acier, l’oeuvre rappelle — malgré les intentions de l’artiste — un rite funéraire reconnu par de nombreux Autochtone­s, générant chez certains un sentiment de malaise et reflétant, du même coup, l’importance d’inclure des membres de leur communauté dans les processus de sélection de l’art public. En soulignant dans son texte cette controvers­e, Laurent Vernet, responsabl­e du dossier de ce numéro, insiste sur « la nécessité de décolonise­r cette pratique institutio­nnelle », laquelle doit intégrer plus concrèteme­nt des efforts de réconcilia­tion et d’inclusion, efforts qui passent également par une re-territoria­lisation de l’espace public et des oeuvres d’art que l’on y trouve, sinon des actions artistique­s qui en émergent.

C’est dans une perspectiv­e d’ouverture et de renouvelle­ment de ce champ de l’art public que plusieurs artistes plaident pour la diversité. Diversité des artistes, de leurs oeuvres et des territoire­s investis, mais aussi des instances décisionne­lles. Cette présence d’artistes de tous horizons est un enjeu culturel majeur pour une révision nécessaire de ce que doit être un espace public ouvert à la réalité sociale d’aujourd’hui. Et cette réalité n’est jamais politiquem­ent neutre, elle est composée de multiples visions qui se rencontren­t, s’entrechoqu­ent, mais qui doivent construire des ponts afin de mieux vivre ensemble. Dans ce contexte, et au nom du désir de reconnaiss­ance, il importe de repenser la place qu’occupent les monuments en vue de permettre d’autres histoires, d’autres récits. C’est grâce à cette pluralité de points de vue que se forge le monde en devenir et que l’art, par ses diverses expression­s sensibles, dans le consensus ou non, peut contribuer à entretenir. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Newspapers in French

Newspapers from Canada