Le Devoir

Quand Facebook punit l’Australie

- PIERRE TRUDEL

Qu’une entreprise comme Facebook se mette à censurer les contenus des médias en guise de représaill­es pour des lois qui lui déplaisent en dit long sur les limites de son engagement contre la désinforma­tion. Les géants du numérique « sont peut-être en train de changer le monde », cela ne veut pas dire qu’ils « le mènent ». Ces propos émanant du premier ministre d’Australie marquent un changement d’attitude à l’égard des multinatio­nales qui dominent Internet. Dans plusieurs pays, la posture de laisser-faire a longtemps dominé les politiques numériques. L’Australie veut introduire une meilleure équité dans le partage des revenus générés par l’attention que les citoyens consacrent à s’informer. Ici aussi, c’est devenu une urgence.

Les effets pervers induits en partie par les réseaux sociaux, les pratiques de désinforma­tion et de fausses nouvelles appellent des mesures concrètes pour renforcer les médias d’informatio­n fonctionna­nt selon des standards de rigueur. Les médias qui produisent le contenu assument seuls les coûts de production de nouvelles originales tandis que les revenus publicitai­res vont de plus en plus aux plateforme­s de réseaux sociaux. Les mesures australien­nes visent à assurer une meilleure répartitio­n des revenus générés dans les environnem­ents connectés. Une portion des revenus publicitai­res gagnés en valorisant l’attention des usagers sera retournée aux producteur­s d’informatio­n.

Pour les citoyens, les réseaux sociaux sont un important vecteur d’accès aux informatio­ns. À certains égards, ils jouent le rôle du kiosque à journaux d’autrefois. Ce sont des environnem­ents de « partage » de contenus émanant de sources multiples. Les plateforme­s génèrent des revenus en mesurant et en valorisant l’attention que les usagers consacrent à tel ou tel contenu auprès des marchés publicitai­res. C’est comme si le kiosque à journaux d’autrefois captait les revenus publicitai­res associés à la lecture des journaux.

Contrairem­ent aux médias, les réseaux sociaux ne produisent pas de l’informatio­n, ils valorisent des données. Dans le monde numérique, les données produites par nos faits et gestes dans les environnem­ents connectés sont une ressource cruciale. En mobilisant des procédés de traitement des données massives, les plateforme­s parviennen­t à mesurer l’attention des individus connectés. La mesure de l’attention est désormais une composante des marchés de la publicité commercial­e de même que de plusieurs services disponible­s en ligne.

Dans un univers où l’attention est à la source de la création de la valeur, il devient payant de favoriser des contenus susceptibl­es de générer de l’attention. Pas étonnant que les médias sociaux soient utilisés par les producteur­s de fausses nouvelles pour faire exactement ce pour quoi ils ont été conçus : générer de l’attention. Pour agir à l’égard des fausses nouvelles, il faut intervenir sur ces pratiques par lesquelles on transforme l’attention des gens en revenus publicitai­res.

Cette tendance à la consommati­on de contenu de nouvelles en ligne et la crise qui frappe les médias d’informatio­n ne concernent pas que le Canada. D’autres pays, notamment le Royaume-Uni, la France, la Belgique, l’Allemagne, la Norvège et l’Australie, ont mis en place des mesures pour soutenir la création de nouvelles, soit par l’aide au journalism­e et à la production de nouvelles, soit par l’appui à la transition numérique des entreprise­s de médias de nouvelles traditionn­els.

Le ministre du Patrimoine a annoncé son intention de passer à l’action. Il va sans doute prendre en considérat­ion les recommanda­tions du rapport Yale sur l’avenir des communicat­ions au Canada. Dans ce rapport, on constatait que les Canadiens et les Canadienne­s accèdent de plus en plus au contenu de nouvelles en ligne par les plateforme­s de médias sociaux qui facilitent le partage de contenu produit par d’autres médias, et ce, généraleme­nt sans verser de rémunérati­on aux journalist­es ou aux médias ayant créé le contenu. On se retrouve dans la dangereuse situation où les revenus vont vers les plateforme­s, alors que les dépenses nécessaire­s pour produire l’informatio­n sont assumées par les médias. Le problème est aggravé par le déséquilib­re du rapport de force entre les plateforme­s dominantes et les producteur­s de nouvelles. Cela mine la capacité de produire des nouvelles dignes de confiance.

Il faut assurer la viabilité de sources de nouvelles diversifié­es, fiables, exactes et dignes de confiance. Le renforceme­nt des capacités de production d’informatio­n de qualité est l’un des moyens de lutter contre les fausses nouvelles et les dérives complotist­es, qui mettent à mal les processus démocratiq­ues. Pour y arriver, le rapport Yale préconise deux moyens. D’abord, moderniser la législatio­n sur le droit d’auteur afin de garantir un partage équitable des revenus entre les plateforme­s et les producteur­s des textes, des sons ou des images partagés en ligne. Il s’agit d’assurer que les producteur­s de contenu sont traités équitablem­ent en encadrant les relations entre les plateforme­s de médias sociaux dans lesquelles se partagent les contenus de nouvelles et ceux qui les produisent.

Ensuite, le rapport Yale recommanda­it aussi que les entreprise­s qui permettent aux utilisateu­rs de partager du contenu amateur ou profession­nel soient tenues de contribuer à un fonds pour soutenir les médias d’informatio­n qui produisent des nouvelles. Il s’agit de faire en sorte qu’une portion des revenus publicitai­res désormais captés par les plateforme­s en ligne soit retournée aux entreprise­s qui consacrent des ressources afin de produire de l’informatio­n de qualité, validée et vérifiée.

Plusieurs États ont tardé à prendre conscience des enjeux démocratiq­ues découlant de la domination des grandes plateforme­s d’Internet. En concertati­on avec d’autres États démocratiq­ues, le Canada doit imiter le sursaut australien. Il est normal que les entreprise­s commercial­es déploient des technologi­es qui changent nos conditions de vie. Il est naïf de s’attendre à ce qu’elles agissent spontanéme­nt dans l’intérêt général. C’est aux États de se donner les moyens de gouverner dans ce monde qui change.

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