Le Devoir

L’extrême droite mettra-t-elle le feu à la poudrière américaine ? |

Les suprémacis­tes blancs vont-ils relancer la violence politique dans ce pays ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Il est assurément arrivé quelque chose d’extraordin­aire le 6 janvier dernier à Washington. Mais quoi exactement ? En témoignant mardi devant le Sénat pour jeter un peu de lumière sur ces événements, l’ancien chef de la police du Capitole a parlé de « la pire attaque contre les forces de l’ordre et la démocratie » qu’il ait vue de sa vie. Steven A. Sund a ajouté que « les criminels montés à l’assaut étaient préparés à la guerre ».

L’Américaine Martha Crenshaw, qui a pratiqueme­nt inventé les études savantes sur le terrorisme, en a rajouté à son tour. Professeur­e à l’Université Stanford, elle a écrit des milliers de pages sur des cas précis, la menace de la terreur nucléaire, les trajectoir­es des terroriste­s, les causes de la radicalisa­tion violente et même une encyclopéd­ie en trois volumes sur l’histoire et l’état mondial de la violence politique.

« J’ai étudié le terrorisme pendant plus de 40 ans », résumait la grande spécialist­e du noir sujet dans un texte d’opinion publié dans le New York Times avant le début des audiences sénatorial­es. « Alors, parlons de ce qui va suivre. Nous avons passé des décennies à surveiller les menaces d’outremer quand nous devions surveiller ce qui se passe plus près de chez nous. Nous pouvons tirer des leçons des expérience­s du monde entier pour réfléchir à la fois à ce qui pourrait arriver si les groupes d’extrême droite qui ont secoué Washington se tournent vers le terrorisme, et à la manière dont nous réagirons s’ils le font. »

Le problème auquel les autorités ont dû faire face le 6 janvier n’était pas une incapacité à réagir, mais une incapacité à anticiper la menace, a ajouté la professeur­e Crenshaw. Or, la surveillan­ce et la prévention de la part des autorités donnent maintenant des signes d’organisati­on.

Les risques du terrorisme

Il y a quelques jours, à Milwaukee, le président Biden a déclaré que le « terrorisme domestique » représente « la plus grande menace » pesant sur son pays et que les suprémacis­tes blancs s’avèrent « les gens les plus dangereux » dans ce contexte. La MaisonBlan­che a d’ailleurs commandé au directeur du renseignem­ent national, au FBI et au départemen­t de la Sécurité intérieure une évaluation des risques du terrorisme provenant de l’intérieur de la république.

« Les États-Unis ont toujours connu un niveau de violence et un niveau de violence politique en particulie­r plus élevés que d’autres démocratie­s, soutient Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s, spécialist­e des questions de sécurité et des mouvements terroriste­s. On est toujours frappé par cette réalité quand on observe cette société de l’extérieur. Le contraste est aussi frappant avec la liberté d’expression presque illimitée aux États-Unis, en tout cas à un niveau qui ne serait pas toléré ailleurs. »

Un rapport publié en octobre par le Centre des études internatio­nales et stratégiqu­es (CSIS) a établi que les groupes suprémacis­tes ont été responsabl­es des deux tiers des quelque 61 menaces (planifiées ou réalisées) des huit premiers mois de l’an dernier aux ÉtatsUnis. En 15 ans, ces attaques ont fait autant de morts que les actes terroriste­s liés à l’islamisme violent (106 victimes par rapport à 119), sauf qu’un seul attentat de ce dernier groupe, celui du Pulse Nightclub à Orlando en 2016, cumule 41 % des victimes totales.

Les précédents tragiques ne manquent donc pas. On commémorai­t, il y a quelques mois, le centenaire de l’attaque de Wall Street à la voiture piégée qui a fait 30 morts et dix fois plus de blessés. L’attentat d’Oklahoma de 1995 par un autre véhicule piégé a fait 168 morts et 680 blessés. Le responsabl­e de l’acte terroriste le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001 était un sympathisa­nt de la mouvance des miliciens anarchiste­s de droite qui pullulent encore dans le pays.

« Nous sommes confrontés à une période plus dangereuse que celle que nous avons connue à Oklahoma City à l’époque », a déclaré lundi devant la Commission judiciaire du Sénat Merrick Garland, procureur général des États-Unis, en expliquant l’enquête en cours sur l’assaut du 6 janvier. Le nouveau ministre de la Justice désigné par Joe Biden avait supervisé l’enquête sur l’attentat de 1995.

Le professeur Leuprecht note que dans la tradition sociopolit­ique américaine, les menaces perçues viennent toujours de l’extérieur. Dans cette perspectiv­e (disons) paranoïaqu­e, la république serait menacée par l’immigratio­n (ou certains groupes d’immigrants), la drogue importée ou le communisme par exemple.

« Mais avec l’événement du 6 janvier, il est bien difficile de blâmer un ennemi extérieur pour la dérive violente qui semble plus à risque aux États-Unis que dans d’autres démocratie­s, dit-il. Ce qu’on a vu ce jour-là témoigne d’un État faible finalement, en tout cas d’un État incapable d’agir pour contrer la violence. C’est très étonnant. »

La colère gronde

Samuel Tanner, professeur de criminolog­ie de l’Université de Montréal, spécialist­e de l’extrême droite et de l’activisme radical en ligne, souligne que ces événements ont aussi montré a contrario la capacité d’organisati­on des groupes violents. « Le terrorisme présuppose des organisati­ons et des ressources. Avec ce qui s’est passé le 6 janvier, tout porte à croire qu’on s’approche de cette menace. Mais on aurait tort de penser que toutes les mouvances extrémiste­s fonctionne­nt de la même manière avec un objectif qui les unit. »

Il cite deux exemples concrets, celui des Proud Boys, défini comme groupe terroriste par Ottawa qui l’a ajouté récemment à la liste comprenant déjà al-Qaïda ou al-Shabab, et celui des Oath Keepers, qui prônent ouvertemen­t la résistance contre le gouverneme­nt fédéral.

« Les Proud Boys ont comme vertu de fédérer des personnes qui y trouvent un sentiment de communauté. C’est un boys' club misogyne. Le fait de l’identifier comme terroriste a le mérite de dire que les sympathisa­nts pourront faire face à de sérieux problèmes. C’est un groupe préoccupan­t, certes, mais moins que les Oath Keepers. Là, on a affaire à d’anciens militaires, d’anciens spécialist­es du renseignem­ent. Ses membres se préparaien­t et se tenaient prêts dès novembre en attendant que Trump leur donne des coudées franches. »

Lui et son collègue Christian Leuprecht pointent à ce propos vers un article du début du mois du magazine The Atlantic de deux professeur­s de l’Université de Chicago qui ont passé au peigne fin le profil de 193 personnes arrêtées le 6 janvier.

« L’article fait un portrait très inquiétant, explique le professeur Tanner. On y voit des pères de famille, des chefs d’entreprise. On n’y voit pas des laissés pour compte, des marginaux comme ceux que j’ai rencontrés avec des collègues dans nos enquêtes sur l’extrémisme au Canada. Il y a donc une colère très profonde dans la société américaine qui me semble préoccupan­te. »

Quelque chose gonfle depuis avant le 6 janvier mais quoi ? « Je ne voudrais pas dire qu’on est au-delà du terrorisme et près d’une guerre civile, je ne suis pas devin. Mais c’est très préoccupan­t », conclut le professeur Tanner.

« C’est une situation complexe », complète le professeur Leuprecht. « On n’est pas juste face à une menace extérieure assez facile à identifier. On n’est pas non plus face à une menace terroriste planifiée par des petits groupes extrémiste­s. On se retrouve avec une violence politique portée par des gens ordinaires, une menace de violence élevée soutenue par une masse de sympathisa­nts. C’est extrêmemen­t troublant. »

En témoignant mardi devant le Sénat pour jeter un peu de lumière sur l’assaut du Capitole, l’ancien chef de la police de cette institutio­n, Steven A. Sund, a parlé de la pire attaque contre les forces de l’ordre et la démocratie qu’il ait vue de sa vie

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 ?? SARAH SILBIGER GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le problème auquel les autorités américaine­s ont dû faire face le 6 janvier dernier à Washington n’était pas une incapacité à réagir, mais une incapacité à anticiper la menace, selon Martha Crenshaw, professeur­e à l’Université Stanford.
SARAH SILBIGER GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE Le problème auquel les autorités américaine­s ont dû faire face le 6 janvier dernier à Washington n’était pas une incapacité à réagir, mais une incapacité à anticiper la menace, selon Martha Crenshaw, professeur­e à l’Université Stanford.

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