Le Devoir

Aveuglé par une vision en tunnel

Des éléments de preuve décisifs ont été négligés dès le départ de l’enquête qui a mené à l’arrestatio­n de Mamadi III Fara Camara

- AMÉLI PINEDA

Les communicat­ions officielle­s du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) démontrent que le corps de police s’est plongé dans une vision en tunnel selon des experts, laissant ainsi de côté des éléments de preuve cruciaux dès les premières minutes de l’enquête ayant mené à l’accusation à tort de Mamadi III Fara Camara, convaincu de sa culpabilit­é.

Une reconstitu­tion du fil de l’opération effectuée par Le Devoir met en lumière les informatio­ns confuses, changeante­s et contradict­oires transmises alors que les enquêteurs n’avaient pas terminé leur travail le soir du 28 janvier. Les efforts des policiers semblent s’être concentrés sur un seul suspect.

Il est environ 17 h 24 lorsque les médias rapportent l’importante opération policière qui se déploie à proximité du

Marché central, à Montréal. Moins d’une trentaine de minutes se sont écoulées depuis l’altercatio­n au cours de laquelle le policier Sanjay Vig a été désarmé et blessé à la tête.

La première version de l’événement communiqué­e par le SPVM fait état d’un « policier atteint par balle ». Pendant une dizaine de minutes, plusieurs médias rapportent d’ailleurs cette informatio­n, qui sera corrigée dans les minutes suivantes par un porte-parole du SPVM. À 17 h 53, le corps de police confirme sur Twitter qu’un « agent a été blessé sérieuseme­nt lors d’une interventi­on dans le secteur de Parc-Extension ».

« C’est un message très inhabituel pour un corps de police. D’habitude, surtout au début d’une interventi­on, la police n’a pas tendance à donner beaucoup d’informatio­ns parce que, justement, l’enquête est en cours et ils veulent la respecter », note Rémi Boivin, professeur à l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal et directeur du Centre internatio­nal de criminolog­ie comparée.

« Le SPVM a décidé d’en faire un événement “en direct” et ça explique une partie du dérapage », estime de son côté le criminolog­ue Jean-Claude Bernheim.

La version donnée par le SPVM aux journalist­es sur place — dont celui du Devoir — indique que « vers 15 h 50, le policier a intercepté un véhicule ». Or, on sait aujourd’hui que c’est plutôt aux alentours de 16 h 50 que l’agent Vig a intercepté M. Camara. Dans cette même déclaratio­n, le SPVM avançait que « durant l’interventi­on, il y a eu une altercatio­n physique avec le conducteur au cours de laquelle le policier a été blessé ».

« Le but des communicat­ions [d’un corps de police] c’est de donner une

impression, d’orienter l’opinion publique », souligne M. Bernheim.

Vers 18 h 30, un porte-parole du corps de police montréalai­s, Jean-Pierre Brabant, a indiqué que le SPVM tentait « de déterminer si le policier a été blessé par balle ou blessé lors de l’interventi­on. Ce que je peux vous dire, par contre, c’est que le policier est actuelleme­nt au centre hospitalie­r, il est conscient et se porte bien ».

À ce jour, le SPVM confirme que l’agent Vig a été blessé au haut du corps, mais refuse toujours de préciser la nature de ses blessures. « Elle sera déterminée au cours de l’enquête. Nous ne pouvons malheureus­ement donner de plus amples détails par souci de ne pas la compromett­re », a indiqué au Devoir le SPVM.

Confiance aveugle ?

« Dans cette affaire, dès le départ, la personne la plus crédible, c’est l’agent Vig. Il a donné sa version et elle était logique et rationnell­e, elle tenait la route. C’était un scénario plausible et c’est normal de lui avoir accordé de la crédibilit­é », mentionne M. Bernheim. « Le problème n’est pas d’avoir pensé que M. Camara soit le suspect, le problème c’est que personne n’a révisé pour s’assurer que c’était le cas, que personne n’ait vu qu’une autre voiture arrive dans la vidéo », poursuit-il.

À 18 h 53, le SPVM publie un deuxième tweet où il annonce avoir procédé à l’arrestatio­n du suspect. « La crédibilit­é du policier Vig les a convaincus et comme ça tenait la route, ils ont continué leur enquête en ce sens. Les autres témoins sur place, comme c’est du monde bien ordinaire, leurs versions étaient moins importante­s », soutient M. Bernheim.

« C’est rapide pour communique­r avec les médias, mais leur tweet demeure assez conservate­ur », nuance quant à lui Rémi Boivin, de l’Université de Montréal.

Policier à la retraite, Guy Ryan estime également qu’il y a eu une vision en tunnel, mais il rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue le vol de l’arme de service du policier blessé, qui n’a d’ailleurs toujours pas été retrouvée. « Je ne crois pas que c’était de la mauvaise foi, mais quand un collègue est blessé en devoir, il y a l’adrénaline qui embarque », souligne-t-il. Le déplacemen­t massif d’une centaine de policiers a également pu occasionne­r une perte de contrôle momentanée, ajoutet-il. « Le SPVM, c’est sûr qu’il voulait vraiment réagir. Là, on vient de s’attaquer à l’institutio­n. »

« La vision en tunnel, c’est la nature humaine, c’est de ne pas chercher quelque chose qui nous contredit, mais plutôt quelque chose qui nous conforte. Avoir une vision en tunnel, ça ne veut pas dire que c’est mal en soi, mais il faut accepter et trouver des façons de faire pour que ce ne soit pas préjudicia­ble », renchérit le criminolog­ue Jean-Claude Bernheim.

Méprise sur le terrain

Sur le terrain, une confusion régnait déjà quant à l’arrestatio­n du bon suspect. Le Devoir a procédé à l’écoute des reportages et topos livrés en direct le soir du 28 janvier.

Au micro de Patrick Lagacé, sur les ondes du 98,5 FM, le journalist­e de La Presse Daniel Renaud a rapporté vers 18 h qu’« un individu aurait été arrêté dans les minutes ou les moments qui ont suivi dans le secteur, mais ça ne serait pas le bon suspect. Officielle­ment, au moment où on se parle, le suspect et l’arme du policier n’auraient pas été localisés », indiquait-il.

Cet imbroglio est également souligné en direct au bulletin de 22 h à TVA Nouvelles. Le journalist­e Félix Séguin déclare : « Il y a eu des versions contradict­oires au cours de la soirée. On croyait qu’il avait été arrêté, à d’autres moments, non. Finalement oui, il a été intercepté par les policiers du SPVM. »

« Les policiers, le travail qu’ils ont à faire ne peut pas fonctionne­r sur le principe de présomptio­n d’innocence. Eux, ils fonctionne­nt sur la présomptio­n de culpabilit­é et c’est ça qu’ils ne veulent pas admettre. Leur objectif, c’est de trouver des coupables, pas des innocents », fait valoir M. Bernheim.

La suite est connue de tous les Québécois. Le lendemain, M. Camara a été formelleme­nt accusé de tentative de meurtre, d’avoir désarmé l’agent Vig et d’avoir déchargé une arme à feu dans l’intention de le blesser — des accusation­s qui seront retirées six jours plus tard.

Ce coup de théâtre a provoqué de vives critiques à l’égard du travail des policiers. Au lendemain de la libération de M. Camara, le SPVM a diffusé un communiqué dans lequel on insistait sur la « complexité exceptionn­elle » de l’enquête.

« Le travail en continu des enquêteurs a permis de faire une nouvelle analyse des éléments de preuve ne permettant plus de soutenir des accusation­s envers le suspect initialeme­nt appréhendé », a expliqué le chef de police Sylvain Caron. « La combinaiso­n de tous les éléments de preuve nous permet d’envisager la présence d’une personne additionne­lle sur la scène de l’événement, le soir du crime. »

Or, selon l’ancien policier Ryan, l’aménagemen­t d’un poste de commandeme­nt deux jours après l’événement montre que les pièces du casse-tête n’étaient pas complèteme­nt assemblées lorsque les accusation­s ont été portées. « Quand des policiers reviennent sur place, alors qu’il n’y a plus de périmètre autour de la scène de crime, c’est qu’il leur manque certaineme­nt des informatio­ns », souligne-t-il.

Le Devoir a sollicité une entrevue avec le chef du SPVM concernant les communicat­ions officielle­s, mais celleci nous a été refusée. Dans une déclaratio­n écrite, le corps de police montréalai­s souligne que ses « communicat­ions sont émises au tout début d’événements, notamment par souci de transparen­ce, alors que les informatio­ns sont parfois parcellair­es ».

L’utilisatio­n des réseaux sociaux permet de joindre « un large éventail d’utilisateu­rs », explique le SPVM. « Elle permet également d’informer rapidement les journalist­es de l’événement en cours et des développem­ents liés pour ainsi faciliter le travail du porte-parole du SPVM présent sur le terrain. »

L’affaire se poursuit

Près d’un mois après la violente agression de l’agent Vig, le véritable agresseur est toujours en liberté et son arme n’a pas été retrouvée. Un poste de commandeme­nt a été déployé à LaSalle au début du mois de février près d’un stationnem­ent où la voiture volée par le suspect aurait été retrouvée. Le SPVM n’a depuis communiqué aucune nouvelle informatio­n relative à l’enquête en cours.

Québec a depuis annoncé que le travail du SPVM ayant mené à l’arrestatio­n et à l’accusation de M. Camara sera scruté en détail par le juge Louis Dionne. L’enquête, qui a débuté lundi, s’échelonner­a sur une période maximale de cinq mois et mènera au dépôt d’un rapport. Le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP) a aussi annoncé qu’une enquête sur le traitement judiciaire du dossier de M. Camara sera menée.

Il se peut toutefois que ces rapports ne soient pas entièremen­t rendus publics. La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a précisé qu’ils le seront « dans la mesure où il sera possible de le faire sans nuire à une enquête policière ou à d’éventuelle­s poursuites judiciaire­s ».

M. Camara et sa famille se sont d’ailleurs dits déçus et auraient préféré qu’elles prennent la forme d’une enquête publique. L’homme de 31 ans, qui a accepté les excuses du chef de police Sylvain Caron, n’a pas tourné la page pour autant et étudie toujours la possibilit­é d’intenter une poursuite civile, a indiqué son avocate, Me Virginie Dufresne-Lemire.

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