Le Devoir

Les profs, la censure et la pandémie

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter : @fpelletier­1

Le débat sur la censure universita­ire a jusqu’ici mis l’accent sur les étudiants portés à se plaindre de mots ou de faits jugés injurieux. Et si cette culture de « bannisseme­nt » concernait tout autant le corps professora­l ? C’est du moins ce qui ressort des dernières hostilités à émerger de la guerre de tranchées qui secoue l’Université d’Ottawa. Désireux de se montrer « solidaires » des personnes racisées sur leur campus, 16 professeur­s d’histoire de l’UdO ont publié un texte la semaine dernière dénonçant « le racisme et le suprémacis­me blanc ». Reconnaiss­ant l’importance de la liberté universita­ire, les signataire­s soulignent surtout que « prononcer des termes raciaux blessants n’a aucune justificat­ion académique ». Selon les signataire­s, la liberté universita­ire n’est pas à sens unique. Si les enseignant­s doivent pouvoir discuter de choses sensibles, les étudiants, eux, ont le droit de tracer leur ligne dans le sable.

Comment les signataire­s envisagent-ils alors la quadrature du cercle ? Comment interviend­raient-ils dans une situation où il est question de termes utilisés pour décrire une situation difficile, ainsi que le fait le célèbre titre de l’essai de Pierre Vallières, et où des étudiants s’en trouveraie­nt offusqués ? Les signataire­s ne s’aventurent pas de ce côté. En fait, leur missive, intitulée « La pensée historique face au racisme contempora­in », cherche surtout à faire amende honorable. « Nous reconnaiss­ons aussi dans notre profession l’histoire de discrimina­tion et de racisme systémique­s qui a depuis longtemps exclu les étudiants et chercheurs issus des communauté­s autochtone­s, noires, et racisées, et nous nous engageons à changer cette situation. »

Ce qui à prime à bord peut paraître comme un beau geste de la part de professeur­s ébranlés par les récents événements est, aux yeux d’autres, tout autre chose. « C’est une trahison de notre mandat », dit l’auteur et historien Pierre Anctil. Professeur à l’UdO depuis 2004, M. Anctil voit dans ce manifeste la censure à l’oeuvre. « Bien sûr, personne de sensé ne proclamera­it qu’il faut exercer une censure dans un départemen­t universita­ire, mais les propos de certains de mes collègues tentent à établir un climat de censure en hiérarchis­ant péremptoir­ement les sujets qui doivent retenir l’attention des professeur­s. C’est une trahison du mandat de l’université en ce sens que c’est de la confrontat­ion des idées que naît une plus juste représenta­tion de l’histoire, pas de l’imposition d’un monopole dans la pensée et dans l’enseigneme­nt. »

À la suite de la publicatio­n du manifeste, l’expert en antisémiti­sme a écrit au vice-doyen à la recherche, Eric Allina, également signataire du texte, pour expliquer sa dissension. Il trouve inacceptab­le que les signataire­s se lèvent pour défendre bec et ongles l’antiracism­e, mais aucune autre forme de discrimina­tion « tout aussi grave », qu’il s’agisse des femmes ou encore des minorités sexuelles et religieuse­s. Il rappelle que ses cours sur le judaïsme ont déjà été ciblés par des étudiants favorables à la cause palestinie­nne. On voulait les interdire et même « voir le campus fermé à toute personne d’origine juive ou associé au judaïsme ».

On voit bien combien la question de la censure universita­ire est une affaire complexe. Oui, de grands pans de l’histoire reposent sur l’exploitati­on barbare de personnes supposées « inférieure­s ». Et une partie de cette discrimina­tion est toujours très active aujourd’hui. Il faut le dire et le combattre. En même temps, pense-t-on vraiment compenser pour ces crimes en taisant certains mots ou d’autres réalités ? « Un départemen­t d’histoire ne peut analyser l’évolution des sociétés d’un point de vue unique et obliger tous ses membres à penser de la même manière, en somme à militer plutôt qu’à réfléchir », poursuit Pierre Anctil. Les militants « radicaux » dénoncés récemment par le premier ministre Legault ne sont donc pas seuls responsabl­es des dérives actuelles. Les professeur­s ont un rôle capital à jouer dans cette affaire. Pierre Anctil, malgré les sujets sensibles qu’il aborde constammen­t en classe (l’antisémiti­sme, le sionisme, le racisme, l’Holocauste) dit n’avoir aucun problème avec ses étudiants à lui. « L’écoute et l’ambiance sont bonnes . » Il précise que les étudiants prompts à se plaindre de propos exprimés en classe sont « une frange très spécifique ». Ils ne sont pas nombreux, en d’autres mots. Dans certaines université­s, comme l’UdO, les enseignant­s « militants » pourraient bien les dépasser en nombre.

Dans tout ce débat, il y a un autre facteur aggravant, passé sous silence, lui aussi : la pandémie. « On ne se voit pas et, donc, on ne se parle pas », dit mon interlocut­eur. D’ailleurs, le texte publié par le comité des 16 n’a jamais été soumis aux autres membres du départemen­t avant publicatio­n. En temps normal, les rapports interperso­nnels régleraien­t bien des différends, mais, depuis un an, tout fonctionne par courriels ou textes interposés, ce qui ouvre la porte à des prises de paroles intempesti­ves et des positions moins nuancées.

Encore un problème de société que cette cruelle pandémie nous aide à mieux comprendre.

Dans tout ce débat, il y a un autre facteur aggravant, passé sous silence, lui aussi : la pandémie. « On ne se voit pas et, donc, on ne se parle pas », souligne Pierre Anctil.

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