Le Devoir

Branle-bas de combat dans les université­s françaises

La ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, avait déclaré en entrevue télévisée que l’islamo-gauchisme « gangrenait » ces institutio­ns

- CHRISTIAN RIOUX CORRESPOND­ANT À PARIS

Il n’y a pas que le premier ministre québécois, François Legault, qui s’inquiète de la liberté universita­ire. En France, il a suffi d’un mot au détour d’une phrase lâchée dans une entrevue télévisée pour mettre le feu aux poudres. Interrogée par le vétéran de l’informatio­n télévisée Jean-Pierre Elkabbach, le 14 février dernier, la ministre française de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, avait déclaré sans sourciller que l’islamo-gauchisme « gangrenait » les université­s françaises. Et celle-ci de réclamer aussitôt une enquête permettant de distinguer « ce qui relève de la recherche universita­ire de ce qui relève du militantis­me et de l’opinion ».

Alors que la France est plongée depuis des semaines dans un débat sur une loi visant à combattre le « séparatism­e islamiste », les réactions n’ont évidemment pas tardé. Deux jours plus tard, la Conférence des présidents d’université exprimait sa « stupeur » et dénonçait des « représenta­tions caricatura­les » et des « arguties de café du commerce ». Dans le quotidien Le Monde, plus de 600 membres du personnel de l’enseigneme­nt supérieur et de la recherche, dont l’économiste Thomas Piketty, réclamaien­t la démission de la ministre, accusée de se livrer à une « chasse aux sorcières ». Les universita­ires n’hésitaient pas à évoquer « la Hongrie d’Orban, le Brésil de Bolsonaro ou la Pologne de Duda ».

Au sein du gouverneme­nt, les réactions ont rapidement viré à la cacophonie. Seuls les ministres de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, et de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ont soutenu leur collègue. Alors que les autres semblaient embarrassé­s, le porte-parole du gouverneme­nt, Gabriel Attal, n’a pas hésité à désavouer Frédérique Vidal. Concernant l’islamo-gauchisme, « si phénomène il y a, a-t-il déclaré, il est extrêmemen­t marginal ». Quant au Centre national de la recherche scientifiq­ue (CNRS), que la ministre voulait charger de l’enquête, il estimait mercredi dans un communiqué que « l’“islamo-gauchisme”, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifiq­ue ».

Un terme controvers­é

Nul doute qu’en évoquant l’« islamogauc­hisme », Frédérique Vidal savait qu’elle allait susciter la polémique. Ce néologisme est apparu en France en 2002 sous la plume de Pierre-André Taguieff dans La nouvelle judéophobi­e (Mille et une nuits). Le sociologue spécialist­e de l’antisémiti­sme et des courants d’extrême droite voulait ainsi décrire le rapprochem­ent politique qui s’opérait alors entre certains courants de gauche et l’islamisme. À l’époque, le prédicateu­r et islamologu­e Tariq Ramadan, proche des Frères musulmans, était régulièrem­ent invité dans des colloques de gauche.

Selon son collègue Jean-Pierre Le Goff, ce sont « les réactions aux meurtres et aux attentats [islamistes] qui ont fait apparaître au grand jour l’existence d’un “islamo-gauchisme” ». Le terme est depuis utilisé par nombre d’intellectu­els d’horizons divers qui vont de l’Islamologu­e Gilles Kepel aux philosophe­s Marcel Gauchet et Michel Onfray, en passant par l’essayiste Pascal Bruckner. Plusieurs ministres de l’actuel gouverneme­nt l’ont repris après l’assassinat sauvage cet automne de l’enseignant Samuel Paty.

Ce terme générique « ne veut pas dire grand-chose », déclarait cette semaine sur le site du Huffington Post l’historien Pascal Blanchard. Ce spécialist­e de la décolonisa­tion a récemment été désigné par Emmanuel Macron afin d’élaborer une liste de 315 personnali­tés issues de l’immigratio­n dont le nom devrait être attribué à des lieux de mémoire. Selon lui, moins d’une quarantain­e de chercheurs travaillen­t en France sur le passé colonial. Pour son collègue Gilles Kepel, ce n’est pas une question de nombre. Selon lui, l’islamo-gauchisme désigne au sens large « les intellectu­els tétanisés par la culpabilit­é postcoloni­ale ».

Même le père du néologisme, PierreAndr­é Taguieff, a déploré que la ministre ait « un peu mélangé les étiquettes ». Ce n’est pas la première fois qu’il décline toute responsabi­lité à l’égard d’une expression « mise à toutes les sauces ».

Dans Le Journal du dimanche, il s’inquiétait néanmoins de la confusion des genres qui prévaut dans certaines discipline­s qui relèvent à la fois d’« une critique sociale radicale et d’un programme d’action révolution­naire ». C’est aussi l’opinion de 130 universita­ires qui signaient une seconde tribune dans Le Monde. « Le problème, disent-ils, n’est pas tant l’“islamo-gauchisme” que le dévoiement militant de l’enseigneme­nt et de la recherche ».

La « race » prend toute la place

Pour le sociologue Stéphane Beaud, qui publiait récemment avec Gérard Noiriel Race et sciences sociales : Essai sur les usages publics d’une catégorie (Éd. Agone), « l’idée d’une université gangrenée par ces approches dites intersecti­onnelles et postcoloni­ales ne tient pas la route une seconde. C’est de la pure instrument­alisation politique. » Récemment, sur France Inter, il estimait cependant que, dans les études universita­ires, « cette question dite “raciale” commence à prendre une place très importante, sans prendre en compte l’ensemble d’autres éléments explicatif­s. »

En réalité, les polémiques sur les « études décolonial­es » arrivées récemment en France des États-Unis ne sont pas nouvelles. En novembre 2018, 80 intellectu­els publiaient une tribune dans l’hebdomadai­re Le Point dénonçant l’« offensive des décoloniau­x » à l’université. Des noms aussi prestigieu­x qu’Élisabeth Badinter, Mona Ozouf, Pierre Nora et Boualem Sansal estimaient que « sous couvert de lutte pour l’émancipati­on, [ils] réactivent l’idée de “race” ».

Accusé de faire du « en même temps », le président Emmanuel Macron tente depuis plusieurs jours de se sortir de cette polémique. Les quelques mots qui ont filtré du dernier Conseil des ministres affirmant son « attachemen­t absolu à l’indépendan­ce des enseignant­s-chercheurs » risquent de ne pas suffire.

Certains comprennen­t d’autant moins la sortie de la ministre que, pas plus tard qu’en octobre 2020, elle s’était elle-même élevée contre les propos de son collègue de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, dénonçant « les ravages » de l’islamo-gauchisme à l’université. « L’université n’est pas un lieu d’encouragem­ent ou d’expression du fanatisme », disait-elle alors. En ajoutant qu’elle a même « des choses à nous apprendre sur les radicalité­s qui s’expriment dans notre société ».

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GUILLAUME SOUVANT AGENCE FRANCE-PRESSE La ministre française de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, s’adressait à des étudiants universita­ires à Poitiers, mardi.

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