Des délices de la conversation, la chronique de Josée Blanchette |
Un art, un passe-temps, une arme ou une fleur, et tout ça
Si j’aime la conversation ? Je l’estime tellement qu’elle devrait être enseignée très tôt. Pour le simple plaisir, comme les philosophes prisaient la dialectique, cet art de discuter, j’adore m’y attarder avec le thé vert du matin, débattre de tout et de rien sur l’oreiller, en découdre mollement avec mon Français favori sur des sujets que nous défendons par défi davantage que par conviction. Se narguer verbalement est un art et je pourrais réécouter la tirade du nez de Cyrano ad nauseam tant elle clôt magistralement une discussion qui n’eut jamais lieu, du reste.
Je dois beaucoup à la France dans l’art de brandir le fleuret verbal. Et à mon grand-père Alban, maître en badinage, qui m’a initiée très jeune à la manière de lier conversation avec des étrangers, comme si nous nous retrouvions après une courte séparation. Cette façon plutôt bon enfant de briser la glace pour entamer le dialogue m’a servie dans mon métier, avec les plus timides comme avec les plus perchés.
Depuis un an, avouons-le, la conversation a pris du plomb, comme l’eau dans les abreuvoirs d’école. Derrière un masque ou un plexiglas, à deux mètres ou en Zoom, la fluidité des échanges peine à traverser le quatrième mur, celui du théâtre. La distance ne fait pas mal qu’aux postillons. Les repas entre amis nous manquent tous ; ces échanges fleuris ou plus tanniques, ces échappées de la domesticité routinière, ces envolées de l’esprit où la taquinerie l’emporte sur la raillerie, où la blague et le bon mot terrassent l’anecdotique et le « passe-moi le beurre ». Et où le philosophique se taille parfois un passage dans la paroi du commentaire trop campé ou sérieux.
Me manquent aussi ces conversations entre inconnus, petits hommages courtois à la vie en société, entre deux portes d’ascenseur, sur le trottoir, dans les commerces, au hasard des rencontres. Me manque la sève de ces parenthèses badines et parfois profondes qui requinquent et donnent le sentiment d’appartenir à une communauté, une humanité.
Un art littéraire
On pourrait penser que la conversation s’évapore et que les écrits restent, que ce babil inutile est une perte de temps pour poseurs. Alors que la littérature, elle, imbibe nos esprits assoiffés d’idées. Ce serait se tromper sur les origines très littéraires de la conversation de salon. J’ai plongé dans 58 pages (plus 32 pages d’index, si intérêt) sur le sujet à l’entrée « Art de la conversation » dans Wikipédia. Passionnant cours d’histoire sur ce qui n’existe plus, selon les experts du discours, faute de temps, de culture générale (?), et en partie à cause des écrans.
Cet art littéraire révolu et très français aurait connu son apogée de la mort de Richelieu (1643) jusqu’à la Révolution (1789). Les Salons tenus par des femmes de lettres en marquèrent le temps fort, mais ce qui frappe, c’est la dimension esthétique et hédoniste de cette pavane des beaux quartiers. « Hommes et dames badinent en promenade ou dans les salons, échangent des flatteries, des pointes, dans la recherche d’un plaisir réciproque, se défiant de la rhétorique du débat. »
La cour n’est pas étrangère à l’exercice de délassement et ces chefs-d’oeuvre éphémères laissent peu de traces, sauf pour quelques pièces de Molière, dont ses célèbres Précieuses.
Madame de Staël, philosophe de Salons, enfanta d’une évidence qu’approuverait le fou du roi Dany Turcotte : La gloire est le deuil éclatant du bonheur. Elle prétendait aussi que la conversation « est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets ». Le trait
On peut l’affirmer avec impertinence, les Français » sont presque seuls capables de ce genre d’entretien MADAME DE STAËL
d’esprit y est très prisé, mais la pédanterie, non.
On butine de fleur en fleur, mais le sujet des sujets demeure l’amour et le mariage. On pouvait même poser des questions épineuses comme « La beauté est-elle nécessaire pour faire naître l’amour ? » ou « Le mariage est-il compatible avec l’amour ? »
De ces échanges de bon goût, l’honnêteté et l’élégance accompagnent la création poétique. Mais il n’y a qu’à réécouter le film Le souper d’Édouard Molinaro (gratuit sur YouTube) pour se rappeler que la conversation — ici entre Talleyrand et Fouché en 1815 — peut également servir d’arme politique entre deux bouchées d’asperges en petits pois préparées par Carême. Mensonges et vérités se livrent ici une chaude lutte.
Le chevalier de Méré mentionne dans L’art de la conversation (1677) : « La vérité a toujours ce je-ne-saisquoi de sérieux qui ne divertit pas tant que le mensonge. »
De l’écoute à la réplique chantée
Reste que dans l’art de la conversation, il faut de l’écoute. Et tenter de ne pas préparer la riposte trop rapidement. Je plaide coupable, j’ai trop de répartie, sauf chez mon hygiéniste dentaire. Avec mon (vieil) ami français, Philippe, nous nous amusons régulièrement à ponctuer nos échanges de répliques chantées, piquées dans le répertoire de la chanson à textes. On se la joue Parapluies de Cherbourg.
Nous pouvons passer des heures au téléphone sans voir le temps filer. Il me chante « Elle avait peu d’avantaaaaages » et je réplique « Quelle a-vanie. Avanie et framboises sont les mamelles du destin ! ». Ou alors mon vieil ami me donne du « Si tu t’imagines, fillette, fillette », et je rétorque « Qu’ça va, qu’ça va, qu’ça, va durer toujours. Ce que tu te gouuuuuuures. Fillette, fillette, ce que tu te goures. » La pandémie, c’est comme l’amour, ça ne dure pas toujours.
La conversation chantée nécessite un sens du jeu qui le dispute à la clémence. C’est aussi un excellent exercice pour déjouer l’alzheimer. Comme Bourvil, Philippe me fredonne candidement « Non, je ne me souviens plus du nom du bal perdu », et j’enchaîne avec « Ce dont je me souviens, c’est de ces amoureux qui ne regardaient rien autour d’eux. »
Une amitié qui perdure depuis 30 ans survit à la mémoire. Ce qu’on s’en pardonne, des fausses notes. L’humour nous sauve et le ridicule de la vie aussi. « Hé ! Blanchette ! Ferland chantait : “Mes amis t’aiment / Et moi j’t’adore / Les années filent / C’est l’an deux mille.” »
C’est toujours sa façon de me dire que la conversation est terminée.