Le Devoir

Les femmes inuites sont surreprése­ntées

Trois des dix dernières victimes de meurtre conjugal résidaient au Nunavik

- MAGDALINE BOUTROS AMÉLI PINEDA

Des dix derniers meurtres conjugaux survenus au Québec, trois victimes sont des femmes inuites. Une situation des plus alarmantes, alors que la population inuite du Nunavik compte pour 0,11 % de la population québécoise. Le cas d’Elisapee Angma, tuée il y a trois semaines par un multirécid­iviste de violence conjugale qui venait d’être libéré sous caution, illustre les dangers quotidiens auxquels sont exposées les femmes en région éloignée, selon des organismes.

Le corps d’Elisapee Angma, une mère de famille, a été retrouvé avec d’importante­s blessures le 5 février dans sa résidence de Kuujjuaq. Deux semaines plus tôt, son ex-conjoint, Thomassie

Cain, avait été libéré sous caution après avoir pourtant bafoué des ordonnance­s lui interdisan­t de s’approcher d’elle. Le corps de l’homme a été retrouvé quelques heures plus tard — il se serait enlevé la vie.

« La violence conjugale, c’est un enjeu majeur au Nunavik, laisse tomber Anita Gordon, qui est à la tête du programme de bien-être au Centre de santé Tulattavik de l’Ungava. C’est difficile d’en parler publiqueme­nt, puisque c’est encore un sujet tabou. Ni les victimes ni les agresseurs ne veulent en discuter ouvertemen­t. »

La Couronne s’était opposée à la remise en liberté de M. Cain, selon des documents de cour consultés par Le Devoir. Toutefois, après avoir entendu la preuve et les arguments des parties, la juge Peggy Warolin a ordonné la mise en liberté de l’accusé en lui imposant diverses conditions. « Par respect pour l’enquête en cours sur les circonstan­ces de ces décès, nous ne commentero­ns pas davantage ces événements actuelleme­nt », a indiqué par écrit la porte-parole du Directeur des poursuites criminelle­s et pénales, Me Audrey Roy-Cloutier.

« Il y a beaucoup de questions qui se posent », lance en entrevue avec Le Devoir Viviane Michel, présidente de Femmes autochtone­s du Québec. « Cet homme avait des antécédent­s, il avait des conditions qu’il n’a pas respectées, il était détenu et on a décidé de le libérer. Pourquoi a-t-on banalisé la violence conjugale ? » questionne-t-elle.

Les préoccupat­ions sont vives puisque les femmes inuites sont surreprése­ntées dans les meurtres commis dans un contexte de violence conjugale.

« Il y a un décalage auquel nous devons remédier, parce qu’il y a actuelleme­nt un traitement différent des meurtres des femmes autochtone­s, qui passent souvent sous le radar », souligne Maud Pontel, coordonnat­rice de l’Alliance des maisons d’hébergemen­t de deuxième étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale et membre du comité d’examen des décès liés à la violence conjugale du Bureau du coroner.

Dans la dernière année, Mary Saviadjuk, 37 ans, a perdu la vie à Salluit, le 1er novembre. Son conjoint, Paulusie Usuituayuk, 42 ans, a été accusé d’homicide involontai­re. Et le 18 janvier 2020, le corps inanimé d’Annie Koneak, 30 ans et mère de trois enfants, était retrouvé. Son conjoint, Jobie Rena Annanack, a été accusé de meurtre non prémédité. Ces deux hommes avaient également de lourds casiers judiciaire­s.

Fin janvier, le ministre canadien des Services aux Autochtone­s, Marc Miller, révélait que les femmes inuites et leurs enfants font face à un taux de violence 14 fois plus élevé que les autres femmes canadienne­s — soit le taux de violence le plus élevé au pays. Et malgré cela, plus de 70 % des 51 communauté­s inuites du Canada ne disposent d’aucun refuge d’urgence.

« En ce moment, nous avons seulement deux maisons d’hébergemen­t d’urgence pour les femmes dans tout le Nunavik et elles sont pleines la majorité du temps », dénonce Anita Gordon. Ottawa annonçait en janvier la constructi­on de cinq nouveaux refuges pour la communauté inuite. Un investisse­ment qui ne dénouera toutefois pas l’impasse dans laquelle se trouvent bien des femmes inuites, également confrontée­s à la pénurie de logements sociaux. « Le manque de places et le manque de soutien pour les victimes et les agresseurs ne font que mener à une escalade de la situation. »

Peu de dénonciati­ons

Dans un mémoire déposé devant l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtone­s disparues et assassinée­s, l’organisme Pauktuutit Inuit Women of Canada révélait que 74 % des femmes inuites du Nunavik rapportent avoir été victimes de violence à la maison.

Mais sans pour autant dénoncer la situation auprès des autorités. De 2001 à 2017, 5180 accusation­s pour des infraction­s liées à la violence conjugale ont été déposées contre des Inuits au Québec, selon des données obtenues auprès du ministère de la Justice par la commission Viens. À l’échelle québécoise, ce chiffre représente 3,17 % des accusation­s déposées en matière de violence conjugale, alors que 30 % des meurtres conjugaux des 13 derniers mois ont eu lieu au Nunavik.

Le manque de confiance envers les policiers du Corps de police régional Kativik, qui ont « une compréhens­ion limitée de l’histoire des communauté­s inuites et des causes profondes des problèmes rencontrés, en particulie­r la consommati­on de drogues et d’alcool et la violence familiale » a notamment été évoqué dans une étude publiée en 2020 par la chercheuse Elizabeth Comack, du Départemen­t de sociologie et de criminolog­ie de l’Université du Manitoba, pour expliquer ce phénomène.

« Pour de nombreuses participan­tes du Nunavik, la police est une force extérieure qui impose une forme de justice contraire à la façon inuite de résoudre les conflits », peut-on lire dans l’étude fondée sur les témoignage­s de 45 femmes inuites.

Isolement

Plusieurs autres facteurs entrent aussi en ligne de compte. « L’isolement dans lequel se trouve chaque communauté du Nunavik joue aussi un rôle dans [l’incidence de] la violence conjugale, souligne Anita Gordon. Ça permet plus d’abus et ça entraîne un sentiment de solitude pour les victimes qui tentent de mettre fin aux violences, alors que dans certaines communauté­s, le blâme est mis sur la personne qui a été agressée. »

N’ayant nulle part où aller, et avec souvent plusieurs enfants à leur charge, plusieurs femmes gardent le silence. D’autant qu’avec le manque criant de ressources en santé mentale au Nunavik, ni les victimes ni les agresseurs ne reçoivent le soutien dont ils ont besoin, mentionne Mme Gordon.

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