Le Devoir

En étrange pays…

- CHRISTIAN RIOUX

La réputation gastronomi­que de la ville de Lyon remonte au moins au XVIIIe siècle. On raconte qu’à la guinguette de la Mulatière, sur les bords du Rhône, Dame Guy servait une matelote d’anguilles à faire se pâmer les plus fins palais, parmi lesquels on comptait nulle autre que l’impératric­e Eugénie, épouse de Napoléon III. Au pays de Paul Bocuse et des bouchons lyonnais, on ne rigole pas avec les arts de la table. C’est le célèbre critique Curnonsky qui avait, le premier, rebaptisé la capitale des Gaules « capitale mondiale de la gastronomi­e ».

On comprend dès lors l’émoi que suscita la semaine dernière le nouveau maire écologiste de la ville, Grégory Doucet, en imposant aux cantines scolaires un « menu unique sans viande ». Dans n’importe quel pays, la nouvelle n’aurait pas fait de remous. Mais en France, tout ce qui concerne la bonne chère devient vite affaire d’État. On a donc vu des ministres déchirer leur chemise contre cette décision arbitraire. Une décision qui s’ajoute à d’autres tout aussi controvers­ées prises par les nouveaux maires écologiste­s. On se souvient de l’éliminatio­n du grand arbre de Noël de la mairie de Bordeaux, qualifié d’« arbre mort » par le maire Pierre Hurmic. Et de cette déclaratio­n du même Grégory Doucet, selon qui le Tour de France était « machiste et polluant ».

La mairie eut beau expliquer que la décision était temporaire et justifiée par l’épidémie de COVID-19 (!), le jupon dépassait plus qu’il ne fallait. D’autant que la plupart des menus des cantines de France comprennen­t déjà des repas sans viande certains jours. Est-il nécessaire de préciser que toutes les enquêtes montrent qu’il n’y a en France que 5 % de végétarien­s ? Les mêmes enquêtes précisent que, parmi ces derniers, 51 % consomment de la viande au moins une fois par semaine. Ce qui ne laisse plus que 2,5 % de végétarien­s véritables. Et encore.

Il n’y a pas si longtemps, il semblait normal que le menu des cantines ressemble grosso modo à celui que l’on retrouvait sur les tables françaises. On ne se posait même pas la question. D’autant que les Français sont loin derrière les Américains pour la consommati­on de viande et devant la plupart des pays européens pour la consommati­on de poisson. Par quel étrange prodige les menus des cantines des écoles publiques ont-ils pu être ainsi kidnappés par une infime minorité décidée à imposer ses moeurs alimentair­es à la majorité ?

Bienvenue dans le tout idéologiqu­e ! On a là un bel exemple de ce qu’il faut bien qualifier de « tyrannie des minorités ». Tout se passe en effet comme s’il fallait rééduquer 98 % de la population. Comme si les moeurs et les habitudes de cette majorité étaient devenues illégitime­s et n’avaient plus leur place.

« En étrange pays dans mon pays lui-même », écrivait le poète Aragon. C’est ce sentiment d’irréalité et de dépossessi­on qu’éprouvent aujourd’hui nombre de nos concitoyen­s. Celui de se retrouver ailleurs, dans un monde qui ne correspond plus à ce qu’ils sont, ni aux moeurs ni aux goûts de la majorité. On pourrait multiplier les exemples. Je reçois depuis peu de la Ville de Paris des documents rédigés dans ce qu’on appelle pompeuseme­nt l’« écriture inclusive ». Or, il n’y a pas 1 % de la population qui écrit ainsi. Peu importe l’usage, qui a pourtant toujours le dernier mot en français, la majorité se voit soudaineme­nt obligée de déchiffrer un sabir idéologiqu­e que personne ne pratique.

Au Québec comme en France, on s’apprête à supprimer dans nombre de formulaire­s, et même dans les registres de l’état civil, l’usage des mots « homme », « femme », « père » et « mère » afin, dit-on, de « respecter » les « personnes transsexue­lles et non binaires ». Tout le monde se félicite des extraordin­aires progrès des droits de ces derniers depuis quelques décennies. Mais en quoi cela implique-t-il de mettre au rancart des dénominati­ons qui sont à la source même de nos civilisati­ons ?

Bienvenue dans le tout idéologiqu­e !

On a là un bel exemple de ce qu’il faut bien qualifier de « tyrannie des minorités ». Tout se passe en effet comme s’il fallait rééduquer 98 % de la population. Comme si les moeurs et les habitudes de cette majorité étaient devenues illégitime­s et n’avaient plus leur place.

Le « respect », que l’on met à toutes les sauces, a ici le dos large. Depuis un demi-siècle au moins, nos sociétés n’ont eu de cesse de combattre les discrimina­tions. Avec souvent des avancées majeures. Mais on a l’impression qu’à un moment, comme disait Marx, la quantité s’est transformé­e en qualité. Et que la « tyrannie de la majorité », contre laquelle nous mettait en garde Tocquevill­e, s’est transformé­e en « tyrannie de la minorité » sur la majorité silencieus­e.

Se pourrait-il que nous soyons passés sans le savoir de la nécessaire protection des minorités, signe de toute démocratie véritable, à la promotion pure et simple de toutes leurs idéologies, jusqu’aux plus extrêmes ?

Certes, le droit et l’État sont là pour défendre les minorités, mais pas pour en faire la promotion tous azimuts. Et encore moins pour brutaliser les peuples au nom de celle-ci. Sous peine que ce sentiment d’irréalité qu’éprouvent aujourd’hui nos citoyens ne se transforme en révolte populiste. C’est ce qu’on a vu pendant les quatre ans de la présidence de Donald Trump. Il serait bon de s’interroger avant d’en arriver là.

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