Le Devoir

Ottawa faillit à sa tâche, dénonce la vérificatr­ice générale

Karen Hogan estime que les Premières Nations n’ont pas eu le soutien nécessaire pour un accès continu à de l’eau salubre

- ALEXIS RIOPEL

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau n’a pas fourni le soutien nécessaire aux collectivi­tés autochtone­s pour leur assurer un accès continu à une eau potable salubre, selon la vérificatr­ice générale du Canada, qui a déposé un rapport à cet effet jeudi à la Chambre des communes. Le ministre responsabl­e du dossier a accepté toutes les recommanda­tions de la contrôleus­e et réitéré son engagement à faire bouger les choses.

Une formule de financemen­t « désuète », la mise en place de solutions provisoire­s plutôt que définitive­s et l’absence d’un régime de réglementa­tion font partie des raisons qui expliquent,

Le ministre Miller a accepté toutes les recommanda­tions de la vérificatr­ice générale

selon Karen Hogan et son équipe, qu’une soixantain­e d’avis à long terme sur la qualité de l’eau potable — dont la plupart recommande­nt de faire bouillir l’eau — sont encore aujourd’hui en vigueur dans les communauté­s des Premières Nations du Canada.

« Je suis très inquiète et franchemen­t découragée que ce problème de longue date ne soit toujours pas résolu », a déclaré Mme Hogan en marge de la présentati­on de cinq rapports, dont celuici. La vérificatr­ice générale (VG) a le rôle d’évaluer de manière « indépendan­te, objective et systématiq­ue » la performanc­e de l’appareil public.

Une formule désuète

Les constats de la VG font largement écho à l’enquête publiée plus tôt cette semaine par un consortium universita­ire et médiatique dirigé par l’Institut du journalism­e d’enquête de l’Université Concordia, dont Le Devoir fait partie. L’exercice démontrait qu’Ottawa est au courant depuis des années du sous-financemen­t de l’entretien des infrastruc­tures d’eau dans les réserves autochtone­s, mais tarde à remédier au problème.

Dans son rapport déposé jeudi, la VG Karen Hogan met le doigt sur l’un des éléments qui, selon l’enquête du consortium dont Le Devoir fait partie, limite le plus gravement la capacité aux communauté­s à assurer la pérennité et le bon fonctionne­ment de leurs systèmes hydrauliqu­es : une formule d’allocation du financemen­t qui estime mal les coûts réels d’utilisatio­n sur le terrain.

« Nous avons constaté, écrit-elle, que la formule utilisée par Services aux Autochtone­s Canada [SAC] afin de calculer le financemen­t octroyé pour le fonctionne­ment et l’entretien était désuète. » La formule, qui date de 1987, prévoit une bonificati­on annuelle des sommes allouées en fonction de l’inflation, mais ne prend pas en compte les avancées technologi­ques des dernières décennies. Les nouveaux systèmes sont souvent plus efficaces, mais aussi plus dispendieu­x.

Par ailleurs, la politique gouverneme­ntale prévoit que le fédéral finance 80 % des frais de fonctionne­ment et d’entretien des infrastruc­tures d’eau. Cependant, note Mme Hogan, le ministère lui-même convient que, puisque la formule est désuète, il n’avait en réalité pas financé cette fraction des coûts. « Ce manque de fonds a contribué aux problèmes de pénurie d’opérateurs de réseaux et à la dégradatio­n accélérée des réseaux d’alimentati­on en eau. »

Une soixantain­e d’avis à long terme (12 mois ou plus) sur la qualité de l’eau potable sont encore aujourd’hui en vigueur dans les communauté­s des Premières Nations du Canada. En 2015, le gouverneme­nt de Justin Trudeau avait promis de lever l’ensemble des 160 avis à long terme avant le 31 mars 2021. En décembre dernier, le ministre des Services aux Autochtone­s du Canada, Marc Miller, a reconnu que cet objectif ne serait pas atteint.

Solutions temporaire­s

Selon Karen Hogan, la pandémie n’explique qu’en partie le report de l’échéance. « Nous avons constaté que, même si la pandémie de coronaviru­s a ralenti l’avancement de certains projets, beaucoup d’entre eux accusaient déjà des retards avant la pandémie », observe-t-elle dans son rapport.

Par ailleurs, souligne la comptable, 15 des 100 avis à long terme sur la qualité de l’eau potable levés depuis 2015 l’ont été grâce à la prise de mesures provisoire­s. « [Il reste] à mettre complèteme­nt en oeuvre des solutions à long terme visant à corriger les défaillanc­es des réseaux d’alimentati­on en eau », écrit la VG. Dans certains cas, ces solutions à long terme ne sont pas attendues avant « plusieurs années ».

En décembre 2020, le gouverneme­nt fédéral a annoncé une enveloppe supplément­aire de 616 millions sur six ans pour le fonctionne­ment et l’entretien des infrastruc­tures d’eau des Premières Nations. Or, note Mme Hogan, puisque SAC n’a pas mis à jour ses politiques de financemen­t avant d’accorder ces sommes, « il était difficile de déterminer si les fonds supplément­aires annoncés suffiraien­t à permettre aux Premières Nations d’assurer le fonctionne­ment et l’entretien de leurs infrastruc­tures liées à l’eau ».

La vérificatr­ice générale recommande ainsi à SAC « en toute priorité » de « modifier la politique et la formule de financemen­t en vigueur afin de verser aux Premières Nations un financemen­t suffisant pour faire fonctionne­r et entretenir les infrastruc­tures liées à l’eau potable ».

« Nous accueillon­s favorablem­ent — bien évidemment — les recommanda­tions du rapport de la vérificatr­ice », a réagi en après-midi le ministre Miller en conférence de presse téléphoniq­ue. Selon lui, les sommes annoncées en décembre combleront une grande partie des lacunes en matière de fonctionne­ment et d’entretien. Il est cependant resté évasif sur la date visée pour une mise à jour de la formule d’allocation du financemen­t.

 ?? ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR ?? Selon une analyse indépendan­te faite en 2019, Services aux Autochtone­s Canada ne finance que 33% des besoins de la réserve anichinabé­e de Kebaowek pour assurer le fonctionne­ment et l’entretien de ses infrastruc­tures d’eau potable. La contributi­on fédérale est censée s’élever à 80 %.
ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR Selon une analyse indépendan­te faite en 2019, Services aux Autochtone­s Canada ne finance que 33% des besoins de la réserve anichinabé­e de Kebaowek pour assurer le fonctionne­ment et l’entretien de ses infrastruc­tures d’eau potable. La contributi­on fédérale est censée s’élever à 80 %.

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