Le Devoir

On deviendra tous vieux

Le plus grand danger est bien l’âgisme systémique qui règne

- CORONAVIRU­S Guilhème Pérodeau Professeur­e honoraire, Départemen­t de psychoéduc­ation et de psychologi­e, Université du Québec en Outaouais

Des décennies de mesures d’austérité « pour éponger le déficit » combinées à une négligence répétée pour tout ce qui a trait aux plus âgés d’entre nous culminent ces jours-ci par des enquêtes publiques ordonnées par la coroner en chef du Québec sur les conditions de vie en CHSLD.

Nous, qui détournion­s pudiquemen­t le regard sur le sort réservé à nos aînés les plus vulnérable­s, n’avons d’autre choix aujourd’hui que d’ouvrir les yeux, et bien grands. Près de la moitié des décès liés à la COVID-19 au Canada ont eu lieu en sol québécois. Plus affligeant encore, à la mi-février, 77 % des 10 153 Québécois décédés vivaient en collectivi­té dans un CHSLD ou une résidence pour personnes âgées RPA. De manière frappante, le journalist­e Francis Vailles, dans La Presse du 13 juin 2020, rapporte que les taux de risque de décès, par tranche de 10 000 personnes, seraient quasiment comparable­s entre les 65 ans et plus vivant à domicile et le reste de la population (2, comparativ­ement à 0,4), mais augmentera­ient significat­ivement dans les RPA (62) et de manière vertigineu­se dans CHSLD (865). Comment en sommes-nous arrivés là ?

Le virus, dans ce cas-ci, s’appelle âgisme systémique. De quoi a-t-il l’air et quel est son mode opératoire ? Il ne nous empêche d’aucune façon de chérir nos aînés. Il s’attache plutôt à ce que le discours social soit émaillé de stéréotype­s négatifs sur le vieillisse­ment avec, en parallèle, une discrimina­tion flagrante dans la conception et la mise en place de services, programmes et installati­ons destinés aux plus âgés d’entre nous.

Comme pour le racisme, lui aussi systémique, il est impératif, dans un premier temps, de poser le bon diagnostic et donc reconnaîtr­e l’existence dudit phénomène au sein de la société. Dans un deuxième temps, il nous faut altérer le discours empreint de biais largement véhiculés dans les sphères médiatique et politique. Notre sexe et notre couleur de peau nous situent socialemen­t à la naissance, mais en revanche, on devient tous âgés. À mesure que nous cumulons les années, une série d’étiquettes nous collent peu à peu à la peau. Nous serions plus vulnérable­s, plus susceptibl­es de perte d’autonomie et de démence. Bref, nous devenons un groupe à protéger. L’attitude paternalis­te de certains médecins envers leurs patientes âgées ou celle, disons-le, franchemen­t surprotect­rice que nous adoptons parfois envers nos parents vieillissa­nts sont des exemples de l’âgisme ambiant.

Un problème et son amplificat­ion

La dernière étape consiste à passer à l’action. Considéron­s d’abord les faits : l’INSQ projette qu’en 2041, le quart (26 %) des Québécois aura 65 ans et plus. Les risques de la venue de futures pandémies demeurent réels, alors que rester chez soi est véritablem­ent un facteur de protection. En 2010, presque les deux tiers des Québécois de 85 ans et plus vivaient à domicile et souhaitaie­nt y rester (MSSS) ; malheureus­ement, les services de soutien pour les y maintenir sont difficiles à obtenir, en particulie­r pour les demandeurs plus jeunes (7584 ans). L’aide de l’État s’intensifie avec l’âge et, disons-le, le niveau de détériorat­ion (Statistiqu­e Canada). Même une fois la pandémie maîtrisée, le problème de la place des aînés au sein de la société demeurera entier et pourrait aller en s’amplifiant si nous ne faisons pas le choix de prioriser la prévention de la santé et le maintien des aînés dans leur milieu de vie.

Les pays scandinave­s ont pris le tournant depuis longtemps en bonifiant largement les services d’aide à domicile tout en offrant également des pensions universell­es adéquates et de généreuses subvention­s pour adapter les logements au rythme des besoins. En 2012, seulement 4 % des Danois de plus de 65 ans vivaient dans des établissem­ents collectifs (comparativ­ement à 12 % des Québécois du même âge) (sources Bertelsen et Rostgaard, 2013 et la FADOQ 2016). La part du lion (73 %) du budget de la santé danois va dans les services à domicile, comparativ­ement au maigre 15 % que le Québec y consacre (entrevue du Dr Hébert, qui dénonce également l’âgisme systémique envers les personnes âgées, à Radio-Canada, le 23 janvier dernier).

La Belle Province privilégie encore les CHSLD et les maisons de retraite pourtant sous-équipées et aux prises avec un manque de personnel endémique. Nos personnes âgées doivent être protégées, nous dit-on, offrons-leur de belles maisons de retraite. Cette vision passéiste et empreinte d’âgisme est un obstacle à la mise en place de mesures visant à maintenir la plupart des personnes âgées actives et pleinement intégrées dans leur milieu de vie. Nous risquons plutôt une marginalis­ation accrue d’un groupe de plus en plus important numériquem­ent et la marchandis­ation du vieillir entre les mains du privé, sur lequel le gouverneme­nt se déleste de plus en plus du fardeau. Le plus grand danger n’est pas le vieillisse­ment de la population ni même les pandémies à venir, mais bien l’âgisme systémique qui règne et dont nous ne sommes pas toujours pleinement conscients.

Nous, qui détournion­s pudiquemen­t le regard sur le sort réservé à nos aînés les plus vulnérable­s, n’avons d’autre choix aujourd’hui que d’ouvrir les yeux, et bien grands

Newspapers in French

Newspapers from Canada