Ce problème-là (2)
Je vous faisais part la semaine dernière des inquiétudes de Sara Mathieu-C., cofondatrice de l’organisme Thèsez-vous et chargée de cours à l’Université de Montréal, et de Catherine Larochelle, professeure au Département d’histoire de la même université, quant à la fragilité de leurs étudiants après un an de scolarité pandémique. Elles s’inquiétaient aussi du rythme de productivité intellectuelle qui s’est maintenu dans le milieu universitaire malgré les bouleversements que l’on connaît, creusant des inégalités préexistantes parmi les chercheurs. Les femmes, par exemple (et au premier chef), ont vu leurs recherches davantage compromises.
Alors qu’on hurle sur toutes les tribunes à la soi-disant hégémonie des savoirs minoritaires dans l’université, un regard même sommaire sur la répartition des impacts de la pandémie sur la recherche suffit pour constater que les trajectoires intellectuelles et les postures les plus confortables au sein de l’université néolibérale ne sont pas celles qu’on prétend. Sauf que l’effacement du savoir, lorsqu’il découle d’un manque de moyens, de soutien, de reconnaissance, ne défraie pas la chronique.
Bien sûr, il ne s’agit que d’un exemple. D’une manifestation parmi d’autres d’un problème plus vaste, qui précède largement la pandémie et ne s’y résume pas. Sauf que justement : la polémique actuelle sur la liberté universitaire ne se nourrit que de cela. Des exemples spectaculaires, des anecdotes, que l’on reçoit — et c’est sans doute le plus curieux dans cette histoire — comme s’il était inédit que l’université soit traversée par des tensions et des luttes politiques intenses.
On semble aussi oublier le mépris affiché par bon nombre de commentateurs qui, aujourd’hui, montent au créneau pour dénoncer les dérives clientélistes de l’université envers les mobilisations étudiantes de 2012 (pour n’évoquer que celles-là). À l’époque, pour invalider le recours à la grève par les étudiants, ces commentateurs n’hésitaient pas à évoquer le contrat unissant l’étudiant à l’université, et à balayer du revers des décennies de pratiques syndicales étudiantes, fondées en partie sur la coutume et en partie sur la loi. En fait, on finit par comprendre, à la lumière du présent débat, qu’on se satisfait tout à fait d’envisager les étudiants comme des clients. Le problème est justement là : on préférerait qu’ils se contentent de tenir ce rôle et qu’ils ne cherchent surtout pas à politiser leur présence dans l’espace l’universitaire.
Par ailleurs, même si les incidents récemment rapportés dévoilent de mauvaises pratiques militantes, s’il en est, on ne peut pas rejeter en bloc le malaise exprimé, lequel se rattache à des injustices épistémiques — c’està-dire la préséance accordée à certains savoirs sur d’autres, pour des raisons historiques et politiques — qui minent bel et bien la transmission des connaissances. Si l’on conçoit vraiment l’université comme un espace de débats, comme une institution qui protège et favorise la liberté d’expression, il faut savoir accueillir la contestation, y compris, et surtout, celle qui vient de la marge.
Je me souviens d’une journée de novembre 2014 à l’UQAM, où le studio-théâtre Alfred-Laliberté était rempli à craquer, à l’occasion d’un colloque organisé par des chercheuses du Département d’études littéraires, autour du thème : «Sexe, amour et pouvoir. Il était une fois… à l’université» (un livre du même nom, rassemblant les textes du colloque, a été publié aux éditions du Remueménage). Toute la journée, étudiantes, professeures et écrivaines, féministes en tous les cas, ont tenté, devant une audience dense et captivée, de nommer, de décrire, de penser ce qui, à l’université, contribue à la marginalisation du savoir des femmes. Les échanges étaient riches et les questions soulevées inconfortables pour quiconque était sommé d’y répondre. À un moment, le recteur de l’université, venu assister à cet événement qui prenait une ampleur inattendue, a même été interpellé directement par l’audience, comme si l’on voulait s’assurer que les plus hautes instances de l’institution tendent bien l’oreille.
Cet événement, où l’on sondait les conditions de production du savoir et d’accès à la légitimité dans l’espace universitaire, fut d’une richesse inouïe. Un moment essentiel, dévoilant les inégalités qui traversent, façonnent la recherche et l’enseignement. Un moment essentiel traçant un lien clair entre pratiques contestataires et l’engagement critique avec la connaissance.
Bien sûr, il ne s’agit que d’un exemple. Un seul événement, s’inscrivant dans une tendance qui, en effet, prend de l’ampleur au sein des universités. Sauf qu’il est difficile de ne pas remarquer, justement, la violence avec laquelle on attaque les savoirs minoritaires, au moment où ils se taillent une place, même modeste, dans l’université, au prétexte qu’ils seraient déjà allés trop loin. Or, la virulence des attaques lancées ces dernières semaines désigne très précisément le lieu véritable du pouvoir.
On finit par comprendre, à la lumière du présent débat, qu’on se satisfait tout à fait d’envisager les étudiants comme des clients. Le problème est justement là : on préférerait qu’ils se contentent de tenir ce rôle et qu’ils ne cherchent surtout pas à politiser leur présence dans l’espace l’universitaire.