Le Devoir

Notre inquiétude face à l’aide médicale à mourir

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José A. Morais, Pierre J. Durand et Félix Pageau Respective­ment professeur et directeur, Division de gériatrie, Université McGill ; professeur et ancien doyen, Faculté de médecine, Université Laval ; gériatre, Départemen­t de médecine, Université Laval *

Lettre ouverte aux membres du Parlement canadien

En tant que gériatres, médecins de famille, spécialist­es et autres profession­nels de la santé ayant plusieurs décennies d’expérience collective dans les soins aux personnes âgées atteintes de démence, nous vous écrivons pour exprimer notre inquiétude quant à l’adoption par le Sénat canadien d’un amendement au projet de loi C-7 qui permettrai­t « une aide médicale à mourir » pour les patients inaptes qui en ont fait la demande préalable.

Cet amendement a été adopté après un débat minimal. Il ne tient pas compte des nombreuses préoccupat­ions soulevées par le groupe de travail d’experts du Conseil des académies canadienne­s sur les demandes préalables d’aide médicale à mourir.

L’aide médicale à mourir (AMM) sur demande préalable en cas de perte future de l’aptitude ne favorise en aucun cas l’autonomie comme il est présupposé. Le désir est motivé par la peur. La crainte d’être un fardeau, la hantise des CHSLD et l’angoisse de perdre sa dignité. Bien que nous comprenion­s ces appréhensi­ons, nous pensons qu’un soin empathique en est le traitement réel. Le droit à l’euthanasie ne redonne pas la sécurité tant promise, car la décision de mettre en oeuvre la directive sera toujours prise par un tiers (proche, membre de la famille immédiate, médecins et autres), qui peut ou non avoir à coeur l’intérêt du patient. Une famille est un microcosme dans lequel gravitent plusieurs intérêts qui s’affrontent, comme c’en est le cas pour la relation entre un médecin et son patient. Les risques de conflits d’intérêts sont élevés pour un médecin qui met délibéréme­nt fin à la vie d’une personne qui n’en demande pas (du moins de manière autonome) la fin. Nous ne voulons pas que nos patients vulnérable­s soient encore plus en péril qu’ils ne le sont déjà.

Cela ne ressemble en rien au consenteme­nt libre et éclairé qui est essentiel à une médecine éthique. Il n’est pas non plus comparable aux directives anticipées refusant les soins, qui expriment le souhait d’être laissé en paix. En fait, le droit de refuser un traitement médical n’a rien à voir avec le droit de mourir, étant plutôt fondé sur le droit de ne pas être touché sans son consenteme­nt, un traitement sans consenteme­nt étant considéré comme une voie de fait.

Les souhaits de chacun changent avec le temps. C’est un concept reconnu en éthique du « soi changeant » (changing self). Cela vaut également pour les personnes atteintes de démence, puisqu’une directive écrite les enferme dans leurs souhaits exprimés avant la maladie, même s’ils sont profondéme­nt ou légèrement déterminés à ce moment-là et même s’ils ont peut-être changé avec le temps.

Soins lacunaires

Tout au long de notre carrière, nous avons été confrontés à des préjugés d’âge et de capacité à l’égard de nos patients, en particulie­r ceux qui souffrent de troubles neurocogni­tifs (démence). On les traite avec un langage péjoratif, on leur reproche d’occuper l’espace dans les salles d’urgence et les salles d’hôpital, et on leur donne souvent un congé prématuré, à leur détriment, ce qui entraîne des visites de retour aux urgences. Un grand pourcentag­e de personnes âgées vivant en maison de retraite ne reçoit que peu ou pas de visites. L’effet de la pandémie COVID-19 sur cette population est bien connu, et souligne les lacunes dans la façon dont les personnes âgées fragiles sont soignées au Canada au XXI siècle par rapport aux plus jeunes. L’âgisme systémique est partout, particuliè­rement dans notre système de soins de santé.

L’évolution naturelle de cette discrimina­tion à l’encontre de nos patients est l’enthousias­me pour l’AMM sur demande préalable. Pourquoi voudrait-on faire partie d’un groupe aussi marginalis­é et négligé ? Tuez-moi d’abord ! Toutefois, cette vision âgiste et capacitist­e est celle que nous nous devons d’éliminer, pas nos vieux.

Cette attitude basée sur la peur ignore les nombreux aspects positifs du vieillisse­ment et de la prise en charge des personnes qui vieillisse­nt. Nous avons été témoins, à maintes reprises, d’une évolution positive des relations familiales, car les rôles sont inversés dans les familles et les enfants adultes de nos patients ont la possibilit­é de « rembourser » les soins qu’ils ont reçus de leurs parents dans les premières années de leur vie. En tant que médecins offrant des soins gériatriqu­es, nous avons l’expérience quotidienn­e de la beauté du soin gériatriqu­e. Une présence empathique et pleinement consciente est tout ce dont nous avons besoin.

Malheureus­ement, toutes les familles et tous les soignants ne réagissent pas de cette manière, et nous voyons aussi des personnes âgées abandonnée­s, volées et maltraitée­s, et des familles déchirées par le contrôle des finances et des héritages. Ne permettons pas l’abus ultime, celui de mettre fin prématurém­ent à la vie d’un parent en utilisant une demande d’AMM d’avance qui a été signée en raison de ses craintes plus tôt dans la vie. Évidemment, la pandémie nous a démontré que nous avons besoin de plus de ressources et de personnel qualifié pour soigner les gens âgés au Canada. Donc, si les organismes gouvernant­s et les preneurs de décisions nous donnent les moyens de prendre soin des patients âgés, nous n’aurons jamais besoin de l’AMM. Les soins gériatriqu­es seront alors désirés et non craints.

Nous devons au contraire construire une société qui valorise ses aînés, qui leur permette d’être pris en charge par ceux qui les aiment, parce que l’État les soutient et leur permet de le faire.

* Cette lettre est signée par près de 200 profession­nels de la santé qui travaillen­t auprès des aînés.

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