Le boom des bitters
Éléments essentiels, pour ne pas dire brillants dynamiseurs de cocktails, les bitters, ces infusions ou macérations de racines, de graines, d’écorces, d’herbes, de fleurs et autres ingrédients végétaux où domine l’amertume, sont déjà cités dans le bouquin de Jerry Thomas, reconnu comme le premier mixologue étasunien, en 1862.
Les Peychaud’s (créé par l’apothicaire bordelais Antoine Amédée Peychaud) et Angostura, considérés tout autant comme exhausteurs de saveurs que comme appoints médicinaux (contre la diarrhée, le mal de mer, les problèmes de foie, la perte d’énergie sexuelle, etc.) sont alors les amers les plus populaires parmi une très large gamme aujourd’hui disparue.
Plus près de chez nous, les deux dernières décennies ont vu s’activer bien plus que des « brasseux de boissons », avec l’apparition de nouveaux alchimistes du goût, dont la bar manager Claudia Doyon.
Surfer sur l’amer
OEuvrant au bistrot gourmand Le Coureur des Bois, la mixologue Claudia Doyon s’est jointe à l’équipe de La Chaufferie, à Granby, du distillateur en chef Vincent Van Horne (pandémie oblige) pour y développer le créneau actuellement très tendance des amers maison. Son premier coffret de quatre bitters Amer Kebek – Noix de noyer noir, Forêt, Champignons sauvages et Fleurs —, offert sur place et dans d’autres boutiques spécialisées, dont Alambika, témoigne déjà de son talent d’équilibriste aromatique.
« À La Chaufferie, les macérations se font sur une base de distillat de seigle bio (à 70 % alc. / vol.) ramenée à 52 % alc. / vol. — du seigle provenant de la région de Lanaudière. Car oui, nous travaillons avec des gens d’ici, même si je cueille moi-même aussi les aromas. Je veux faire des bitters originaux, et le choix des ingrédients ne manque pas chez nous ! » me lançait la volubile mixologue cette semaine. « Je veux me rapprocher du terroir pour mieux plonger dans mes souvenirs olfactifs d’enfance et ainsi les partager avec le consommateur. » Mais la dame ne s’arrête pas là.
« Je travaille mes bitters en fonction des cocktails, mais aussi des besoins de la table où ils rehaussent les flaveurs du plat. Par exemple, quelques traits de Fleurs pour déglacer des pétoncles poêlés ajoutent à la profondeur du mets, alors qu’un foie gras au torchon gagnera en dimension avec une touche de Noix de noyer noir ou de Champignons sauvages. »
Nouvelle dynamique
Ainsi se dessine cette tendance grâce à laquelle il est désormais envisageable, de l’entrée au dessert, en passant par les fromages, de moduler la palette nuancée des amers par l’entremise de cocktails ajustés au plus près. Il s’en dégage, aux dires de la dame, un « oumpf » supplémentaire qui témoigne de la nouvelle dynamique.
Qui dit bitters parle nécessairement d’amertume. Une saveur élémentaire qui n’a pas nécessairement bonne presse auprès du public et dont il faut circonscrire la teneur pour mieux la maîtriser.
« Je tente d’amadouer l’amertume en sélectionnant le type de fleur, pour ensuite me concentrer sur la feuille, dont les amers sont plus délicats, ou encore, dans le cas d’un gland, je le blanchis trois fois avant de le griller légèrement pour abaisser les amers. Il en va de même pour le champignon shaga, reconnu entre autres pour ses vertus thérapeutiques. Mais avant tout, un bon bitter doit avoir de l’équilibre, il faut que la recette soit balancée. »
Il ne se passe désormais plus une semaine sans que quelques geeks du « coquetier » (terme qui proviendrait, dit-on, de l’apothicaire Peychaud, qui en utilisait pour créer ses mélanges) n’élargissent à leur tour la palette de ces petites bombes à retardement que sont devenus les cocktails.
Claudia Doyon y apporte une touche inventive qui n’a rien, mais rien à voir avec ces vulgaires poudres et infects sirops qui « assommaient » les cocktails à la fin du dernier millénaire. Et elle n’est pas la seule. Qui sait si le titre du meilleur mixologue mondial ne sera pas attribué à une personnalité québécoise d’ici peu ?