Le Devoir

Un autre commerçant tombe au combat dans le Mile End

- ÉRIC DESROSIERS

Une petite boutique de livres usagers vient d’ajouter son nom à la longue liste des commerces qui ont dû fermer leurs portes dans le quartier branché du Mile End à Montréal, chassés par la pandémie, mais surtout l’explosion des loyers et les méthodes musclées de certains gros propriétai­res.

Stephen Welch trône comme en son royaume assis aux commandes de sa caisse enregistre­use derrière des panneaux de plexiglas et entouré de piles de livres et de clients catastroph­és par la nouvelle. « Sorry to say that, but what the “F” ? ! ? », s’exclame en entrant une vieille dame pourtant aux allures parfaiteme­nt respectabl­es avec son béret, ses petites lunettes rondes et son masque de couleur.

L’imposant barbu à la voix grave et à la longue barbe blanche est à la tête de la librairie S.W. Welch depuis 37 ans, dont 14 au 225 de la rue SaintViate­ur Ouest. « Avant, j’étais sur le boulevard Saint-Laurent, juste en face de chez Schwartz’s. J’ai déménagé ici parce que j’aimais le quartier. »

Les loyers explosent

Le Montréalai­s anglophone de 70 ans fermera définitive­ment les portes de son commerce le 1er août. Il y a l’âge, bien sûr. Il y a aussi le peu d’intérêt pour les livres des travailleu­rs d’Ubisoft et autres petits génies de la tech qui ont débarqué en masse dans le quartier ces dernières années, ainsi que la pandémie qui a vidé les rues de ses touristes depuis un an. Mais il y a surtout le loyer depuis que les enfants de l’ancien propriétai­re ont vendu le bâtiment à une grande société immobilièr­e à la mort de leur père. « C’est vrai que mon loyer n’était pas élevé, mais à la fin de mon bail, l’an dernier, il a été augmenté une première fois de 70 %, et devait encore être augmenté cette année de 150 %. Jusque-là, mon commerce était rentable, mais il n’est pas question que je travaille seulement pour payer mon loyer à Shiller Lavy », tonne Stephen Welch.

Shiller Lavy, c’est une société immobilièr­e très active dans le quartier qui en est venu à y symboliser un peu tous les investisse­urs qui achètent à gros prix les bâtiments commerciau­x des coins de la ville à la mode pour en augmenter dramatique­ment les loyers ensuite, même si cela doit être au prix de les laisser inoccupés pendant des mois s’ils ne trouvent pas preneurs. Le Devoir n’est pas parvenu à joindre un porte-parole de la compagnie vendredi. Mais sur les médias sociaux, des résidents en faisaient cette semaine leur cible de prédilecti­on pour dénoncer les coups portés par les spéculateu­rs et la gentrifica­tion contre ces petits commerçant­s locaux qui ont fait le charme et l’identité du Mile-End.

Le chef propriétai­re de la sandwicher­ie Chez ta mère sur l’avenue Fairmount et président de l’Associatio­n des gens d’affaires du Mile End, Hamza Bousaidan, s’accommode plutôt bien de la venue des profession­nels de la tech dans le quartier. « Ils nous manquent depuis le début de la pandémie, avec une baisse du volume d’activité de 80 %. » Il confirme cependant que certains commerçant­s ont été confrontés à des « hausses de loyer extrêmes » face auxquelles ils n’ont pu que baisser pavillon, et souvent sans être remplacés par d’autres. « Sur la rue Bernard, ça fait carrément peur », dit-il.

Dhirar Mouhli y est justement copropriét­aire du Dépanneur Café et du restaurant Manoubia, la porte juste à côté. Sur son tronçon de rue, on compte bien un commerce sur trois de fermé. « La plupart étaient déjà fermés avant que ne commence la pandémie », dit-il. Lui aussi a une histoire sur Shiller Lavy à raconter, mais dans son cas elle se finit bien. Comme le bail de l’un de ses commerces est protégé pour dix ans, la société immobilièr­e lui a offert 200 000 $ pour le racheter avant de se porter acquéreuse du bâtiment, mais il a refusé. Pour l’autre commerce, il peut compter sur un petit propriétai­re dont les loyers sont raisonnabl­es.

Petits pas

Consciente d’avoir un sérieux problème de locaux vacants sur ses artères commercial­es, Montréal a procédé, l’an dernier, à des consultati­ons publiques sur la question. En réponse à l’exercice, l’administra­tion de Valérie Plante a rejeté l’idée d’une taxe sur les locaux vacants, du moins tant que la pandémie de COVID-19 ne sera pas chose du passé. Elle s’est dite prête à mener des discussion­s avec Québec sur l’éventuelle mise en place de mécanismes d’encadremen­t visant à freiner les hausses abusives des loyers commerciau­x, un peu comme pour les loyers résidentie­ls. Mais pour le moment, on n’était véritablem­ent prêt à avancer que sur la création d’un registre des locaux commerciau­x vacants et peut-être aussi sur l’établissem­ent d’un modèle type de bail commercial, comme il se fait déjà dans le domaine résidentie­l.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Stephen Welch est à la tête de la librairie S.W. Welch depuis 37 ans, dont 14 au 225 de la rue Saint-Viateur Ouest. Le Montréalai­s anglophone de 70 ans fermera définitive­ment les portes de son commerce le 1er août.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Stephen Welch est à la tête de la librairie S.W. Welch depuis 37 ans, dont 14 au 225 de la rue Saint-Viateur Ouest. Le Montréalai­s anglophone de 70 ans fermera définitive­ment les portes de son commerce le 1er août.

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