Le Devoir

Le silence est-il d’or ? la chronique d’Élisabeth Vallet

- ÉLISABETH VALLET

Dès son audition devant le Sénat, le nouveau secrétaire d’État, Anthony Blinken, a choisi de marcher dans les pas de son prédécesse­ur : il a rapidement confirmé la déclaratio­n faite à la veille de son départ par Mike Pompeo, qualifiant les exactions chinoises contre la minorité ouïgoure du Xinjiang de génocide. Le terme est fort. Et ses détracteur­s ont eu tôt fait de dire que dans le domaine de la diplomatie, parfois, le silence est d’or.

En effet, certains estiment que la relance économique passe par Pékin : les possibilit­és de croissance que représente la Chine devraient donc supplanter les considérat­ions éthiques. D’autres, comme le professeur Kontorovic­h de la George Mason University, considèren­t qu’il y a une grande hypocrisie à continuer de commercer avec un pays que l’on dénonce. Ces discours ont trouvé écho, le 13 février, dans The Economist, où un éditorial affirme qu’il vaudrait mieux s’abstenir d’user du terme génocide en l’absence de massacres et arguant de la vacuité d’une convention internatio­nale vieille de 70 ans.

Il y a 27 ans, ces termes auraient été utiles au président Clinton, quand le général Dallaire s’époumonait depuis le Rwanda pour tenter de contourner l’obstructio­n systématiq­ue des Nations unies à New York. Dans son ouvrage A problem from Hell, Samantha Power explique d’ailleurs les circonvolu­tions rhétorique­s du gouverneme­nt Clinton pour justifier son silence — après le fiasco somalien, il n’y avait aux États-Unis aucun appétit pour une « autre aventure humanitair­e ». Il aura fallu 800 000 morts et la fin des massacres pour que l’ampleur du crime soit reconnue à Washington.

Il est évidemment difficile de qualifier une situation « en cours » de génocide. Pourtant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide précise ce qui le distingue d’un massacre : « l’intention de détruire partiellem­ent ou totalement une nation, une ethnie, un groupe racial ou religieux ». Et cette destructio­n revêt, poursuit la convention, bien des formes : la commission d’un génocide s’opère graduellem­ent, explique le renommé professeur Stanton, de manière prévisible. Or, ce déroulé qui n’est pas inexorable peut être enrayé : Dallaire, après avoir réclamé à grands cris le droit de saisir les caches d’armes ou de couper le micro de la radio télévision des Mille Collines se demandera toujours s’il aurait pu altérer le cours des choses, s’il en avait eu l’autorisati­on.

Sauf que. Au-delà d’images fortes comme la saisie en juillet dernier, d’une cargaison de produits à base de cheveux humains apparemmen­t conditionn­és dans les camps de travail du Xinjiang, le faisceau de preuves — confirmé par des documents officiels montrant l’intention derrière les actes — est là. Par-delà la surveillan­ce massive et invasive (le gouverneme­nt chinois collectant empreintes vocales et ADN des membres de cette minorité), outre le placement des enfants ouïgours en pensionnat, Human Rights Watch a recensé des pratiques de détention arbitraire­s massives, de torture et des camps de travail forcé. L’anthropolo­gue Adrian Zenz a établi, sur la base de documents préfectora­ux, l’existence d’une politique visant spécifique­ment les femmes : campagnes d’avortement, de stérilisat­ion et de contracept­ion forcées au point de faire chuter de façon draconienn­e le taux de natalité ouïgour. Le professeur Sean Roberts a documenté l’effacement systématiq­ue de la présence de cette minorité musulmane turcophone avec la destructio­n des lieux de pèlerinage, des mosquées, l’éradicatio­n de la langue tandis que le professeur du US Army War College Azeem Ibrahim confirme qu’il y a, dans les documents du PCC, l’intention d’éradiquer une identité minoritair­e. Éléments qui entrent, selon l’historien de la région, James Millward, dans la définition de la commission d’un génocide de la convention de 1948. Une prise de conscience que des institutio­ns comme le Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies (MIGS) de l’Université de Concordia s’efforcent, non sans mal, de favoriser.

Pour autant, les vents contraires sont forts. D’un côté, la Chine, explique la docteure Smith Finley dans le Journal of Genocide Research, craint cette précarité interne (son voisin, l’URSS, a volé en éclats en quelques mois à la fin de la guerre froide) alors qu’elle lie la réussite de la nouvelle route de la soie à la stabilité de la région. De l’autre, nombre d’États et de corporatio­ns hésitent à tenir tête à la Chine sur ce sujet, craignant des sanctions — parmi lesquelles, terrible, figure l’incarcérat­ion des deux Michael.

Il reste que, très souvent, la frilosité est avant tout économique. Le cas récent de l’Australie frappée par des barrières tarifaires sur ses céréales, vin et boeuf en raison de ses prises de position sur Hong Kong, Taïwan et, désormais, le Xinjiang, en attesterai­t. Pourtant, des chercheurs comme Luke Patey du Danish Institute for Internatio­nal Studies relativise­nt ces craintes : la peur des sanctions chinoises serait disproport­ionnée, car leurs répercussi­ons chiffrées sont, au final, bien moins dramatique­s que ne le laisse entendre la mise en scène de Pékin.

Ainsi, la posture du gouverneme­nt Biden serait bien moins téméraire et coûteuse qu’il n’y paraît. D’autant que la vision de Blinken va au-delà de la seule dimension éthique de la question ouïgoure et du rapport de forces économique à court terme. Pour lui, abdiquer la responsabi­lité de protéger, renoncer à défendre l’état de droit internatio­nal — même s’il est plus que jamais évanescent —, se désengager du système de coopératio­n, revient à admettre que les normes puissent être définies par d’autres. Si les États-Unis ont bien peu de leçons à donner dans le domaine de la coercition militaire et économique, il demeure que ce qui définit la stabilité internatio­nale pour les ÉtatsUnis — et par extension le bloc occidental — n’est pas forcément ce qui convient à Pékin. En d’autres termes, céder sur le Xinjiang signalerai­t un renoncemen­t plus grand, avec des conséquenc­es durables sur un équilibre global qui favorise encore les États-Unis. Ce n’est donc pas un hasard si William Burns, futur directeur de la CIA, a, devant le Sénat ce 24 février, affirmé que la plus grande menace extérieure pour le pays était la Chine…

Si les États-Unis ont bien peu de leçons à donner dans le domaine de la coercition militaire et économique, il demeure que ce qui définit la stabilité internatio­nale pour les ÉtatsUnis — et par extension le bloc occidental — n’est pas forcément ce qui convient à Pékin

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