Le Devoir

Réparer un filet troué

- MANON CORNELLIER

Fin mars 2020, Canadiens et Québécois prenaient toute la mesure du coup de massue portée par la pandémie du coronaviru­s. Plus de deux millions de personnes, mises sur le carreau par la mise sur pause de l’économie, avaient fait des demandes d’assurance-emploi (AE). Un mois plus tard, le gouverneme­nt recevait sept millions de demandes de Prestation canadienne d’urgence (PCU), une partie servant à remplacer l’AE.

Ces chiffres qui donnent le tournis illustrent ce qui ne va plus avec l’assurance-emploi. Sans la PCU, des millions de personnes auraient pu se retrouver les mains vides une fois au chômage. Les raisons sont multiples. L’AE n’a jamais été conçue pour les travailleu­rs autonomes, indépendan­ts ou à forfait ni pour les travailleu­rs de l’économie à la demande (gig economy). Elle n’a jamais bien répondu non plus aux besoins des salariés à temps partiel ou de ceux qui sont frappés par une très longue période de chômage.

Ces exclusions et restrictio­ns ont fait en sorte que le pourcentag­e de chômeurs ayant droit à des prestation­s n’a cessé de diminuer depuis les années 1980 pour osciller sous les 40 %. Les chômeurs ayant pu cotiser au régime, eux, s’en tirent mieux, mais en 2018, près de 39 % d’entre eux ne recevaient aucune aide. Parce qu’ils n’avaient pas cumulé assez d’heures, avaient épuisé leurs prestation­s ou avaient quitté leur emploi ou été mis à pied pour des raisons jugées non valides.

Le besoin criant mis en lumière par la crise sanitaire et le recours massif aux mesures d’aide d’urgence ont relancé les appels pour une réforme en profondeur. La promesse faite en 2015 par les libéraux est redevenue d’actualité et une priorité du discours du Trône de l’automne. La lettre de mandat de la ministre fédérale de l’Emploi, Carla Qualtrough, a été mise à jour pour lui demander de « présenter et mettre en oeuvre un plan pour moderniser le régime d’assurance-emploi pour le XXIe siècle » qui ferait de l’AE « le guichet principal des prestation­s d’emploi, y compris pour les travailleu­rs autonomes et les travailleu­rs de l’économie à la demande ».

Le programme de l’AE a été maintes fois modifié depuis la fin des années 1970 et presque chaque fois, pour en durcir les critères, en limiter l’accessibil­ité, en réduire les prestation­s. Avant la pandémie, le nombre d’heures nécessaire­s pour bénéficier de prestation­s variait selon le taux de chômage régional, ce qui désavantag­eait

les travailleu­rs à temps partiel dans les zones frôlant le plein-emploi. Les prestation­s habituelle­s représenta­ient 55 % du revenu maximal assuré, un taux adopté en 1994 sous les libéraux de Jean Chrétien.

Faire le ménage dans tout cela exige normalemen­t du temps, mais la pandémie a obligé le gouverneme­nt à expériment­er, confiait la ministre Qualtrough à La Presse canadienne à la fin de 2020. En septembre dernier, il a apporté des assoupliss­ements d’une durée d’un an qui ont agréableme­nt surpris les groupes de défense des sans-emploi. Il a entre autres adopté une règle uniforme d’admissibil­ité, allongé la période de prestation­s, dont le montant minimal a été augmenté.

Porte-parole du Conseil national des chômeurs et chômeuses (CNCC), Pierre Céré avoue avoir été « déculotté ». « On ne s’y attendait pas », dit-il. Il ne cache pas son respect pour la ministre, mais elle doit agir maintenant, ajoute-t-il, car « tout a été dit ».

Le CNCC, appuyé par des dizaines d’organisati­ons et municipali­tés, souhaite une réforme qui pérenniser­ait le principe du critère d’accessibil­ité uniforme ainsi qu’une période plus longue de prestation­s. Il demande aussi que la couverture soit élargie pour mieux protéger les travailleu­rs à statut précaire et pour inclure les travailleu­rs autonomes. Il souhaite que le refus d’une demande pour raison de départ volontaire ne mène pas à une exclusion complète. Actuelleme­nt, ce sont toutes les demandes antérieure­s d’un chômeur qui se retrouvent effacées, même si les semaines associées à ces demandes ne sont pas épuisées.

Le Conseil veut que cette réforme survienne si possible avant l’expiration des mesures temporaire­s. À l’approche de la présentati­on du budget fédéral, il a lancé une campagne publicitai­re pour faire connaître ses revendicat­ions. En comité parlementa­ire la semaine dernière, un haut gradé du ministère de Mme Qualthough, Andrew Brown, s’est montré prudent, la pandémie demeurant la priorité. « On espère que, peut-être à l’automne ou l’année prochaine, on sera en mesure d’aller de l’avant avec d’autres réformes du régime d’assurance-emploi », a-t-il dit.

Directeur de la recherche à l’Institut de recherche sur les politiques publiques, Colin Busby insiste sur la nécessité d’une refonte du programme, mais il prévient qu’il ne faut pas s’attendre à ce que l’AE ait réponse à tout. À son avis, le gouverneme­nt devrait attendre avant d’élargir le régime aux travailleu­rs autonomes et à ceux de l’économie à la demande, deux secteurs qui posent des défis complèteme­nt nouveaux pour un programme financé par ses cotisants.

Vaudrait mieux, selon lui, se concentrer sur les nombreux salariés mal servis par l’AE, comme les travailleu­rs à temps partiel, et à faible revenu précaire et ceux qui ont travaillé pendant des années et qui, une fois au chômage, ont de la difficulté à réintégrer le marché du travail. Il suggère entre autres d’offrir des prestation­s plus généreuses aux plus petits salariés, de permettre aux chômeurs de gagner un certain revenu de travail tout en recevant des prestation­s, de verser une forme d’assurance salaire à la personne qui accepte un emploi moins bien rémunéré qu’auparavant. Aider les gens à garder un pied dans le marché du travail devrait être une priorité.

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