Trudeau et les Ouïgours
Cette semaine, le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies s’est penché sur le sort des Ouïgours, dont le traitement par le gouvernement chinois préoccupe de plus en plus la communauté internationale. Devant ses pairs au sein du conseil, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a parlé des « témoignages et des documents » faisant état d’un « système de surveillance et de répression institutionnalisé à grande échelle » contre cette minorité musulmane concentrée dans la province chinoise de Xinjiang. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Dominic Raab, a, pour sa part, parlé des « abus extrêmes et étendus » commis contre cette population, dont « la torture, le travail forcé et la stérilisation forcée des femmes. » Aucun des deux représentants de la France et du Royaume-Uni n’a toutefois utilisé le mot « génocide » pour décrire la situation des Ouïgours en Chine.
Les raisons de leur réticence à employer un terme aussi grave sont multiples, mais ne sont pas étrangères aux efforts qui ont lieu en coulisses pour coordonner la réponse internationale face à un régime chinois de plus en plus hostile envers ses critiques. Que le traitement infligé par l’État chinois aux Ouïgours constitue un génocide ne fait plus de doute parmi de nombreux experts en la matière. Mais mis à part les États-Unis, dont l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, a suivi son prédécesseur républicain, Mike Pompeo, en qualifiant le sort des Ouïgours de génocide, aucun autre pays en Occident n’est jusqu’ici allé aussi loin. Ils se limitent pour l’instant à réclamer une enquête indépendante avant d’employer ce terme.
On peut déplorer la mollesse de cette réponse. Mais tout le monde sait que ce n’est pas en pointant du doigt la Chine que cette dernière va arrêter ses campagnes d’endoctrinement menées à l’endroit des Ouïgours, qu’elle voit comme une menace à la sécurité nationale en raison de la radicalisation de certains de ses membres. C’est pour cette raison que l’adoption cette semaine d’une motion à la Chambre des communes reconnaissant qu’un « génocide est actuellement perpétré par la République populaire de Chine contre les Ouïgours et d’autres musulmans turciques » relève plus de la politique intérieure canadienne que de toute autre chose. En devenant le premier pays à voir son parlement adopter une telle motion, le Canada a fait la manchette de nombreux journaux autour du monde. Mais plutôt que d’aider la cause des Ouïgours, ce geste risque plutôt d’amener la Chine à durcir davantage le ton envers ses critiques et à exercer des représailles contre le Canada afin de dissuader d’autres pays d’emboîter le pas en parlant eux-mêmes de génocide.
Donc, le but principal de cette motion conservatrice, adoptée à l’unanimité par les 266 députés ayant participé au vote, était de mettre le premier ministre Justin Trudeau et les membres de son conseil des ministres dans l’embarras. Ces derniers se sont abstenus de voter sur la motion, qui se veut non contraignante. C’est ainsi que le chef conservateur, Erin O’Toole, a pu accuser M. Trudeau d’un manque de leadership alors que les sondages démontrent que la proportion des Canadiens ayant une opinion défavorable de la Chine ne cesse d’augmenter. M. O’Toole compte faire campagne en promettant d’adopter une approche beaucoup plus musclée à l’endroit de la Chine si son parti gagne les prochaines élections. Mais s’il se préoccupait vraiment du sort des Ouïgours, il aurait offert sa collaboration au gouvernement afin de mobiliser la communauté internationale pour faire face à la Chine. Il a plutôt choisi de verser dans la politique.
M. Trudeau mérite certes d’être critiqué pour sa gestion abominable du dossier chinois depuis son arrivée au pouvoir en 2015. Ayant d’abord flirté avec l’idée de conclure une entente de libre-échange avec ce pays communiste, le premier ministre s’est plutôt vu contraint à espérer que la Chine ne bloque pas totalement des exportations canadiennes après l’arrestation de Meng Wanzhou à Vancouver en 2018 et la détention peu après en Chine des Canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig. Le gouvernement Trudeau est depuis paralysé, craignant de poser le moindre geste qui puisse indisposer le régime chinois. Pour le premier ministre, arrivé au pouvoir avec la certitude de pouvoir faire avancer les relations canado-chinoises comme son père l’avait fait en faisant du Canada l’un des premiers pays à reconnaître la RPC en 1970, il s’agit d’un difficile apprentissage en matière de realpolitik.
Il n’en demeure pas moins que le sort des Ouïgours est à ce point sérieux qu’il ne devrait pas devenir un ballon politique des politiciens canadiens à la recherche des votes lors de la prochaine élection.