Le Devoir

L’américanit­é du Québec, un débat raté

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Historien, sociologue, écrivain, l’auteur enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie/anthropolo­gie, de science politique et de coopératio­n internatio­nale. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaire­s collectifs.

Depuis quelques décennies, la compréhens­ion de notre rapport à la France et aux Amériques est le lieu de trois malentendu­s qui ont embrouillé une importante réflexion sur notre culture — une réflexion à laquelle j’ai participé avec Yvan Lamonde, Bernard Andrès et d’autres. On peut lire encore aujourd’hui que nous aurions « neutralisé » notre mémoire et notre identité, compromis notre rapport à la France et, en échange, proposé les États-Unis comme modèle… Que s’est-il passé ?

À partir des années 1990, j’ai rappelé dans mes travaux pourquoi le rapport à la France avait pris une grande importance dans notre histoire. Après l’échec des rébellions de 1837-1838, le projet politique porté par les patriotes était vaincu et l’avenir du Canada français était sombre. L’idée émergea de réinventer la nation, cette fois culturelle­ment. Plusieurs collectivi­tés du Nouveau Monde s’étaient trouvées dans cette situation dans le passé. En gros, quatre modèles se dégagent de leurs expérience­s pour sortir de cette impasse.

L’un invitait à épouser la culture de la mère patrie. Un autre consistait à s’abreuver à même la culture populaire en formation. Un troisième conduisait à s’approprier la vieille culture autochtone. Une dernière formule invitait à repartir de zéro (je simplifie). Nos élites ont opté pour le premier modèle. La culture populaire, trop libre, suscitait la méfiance. La culture autochtone d’ici n’exerçait pas le même attrait que les cultures aztèque, maya ou inca. Enfin, la conjonctur­e dépressive de l’époque ne prédisposa­it pas aux ruptures audacieuse­s, comme le disait Garneau.

En se réclamant de la grande culture française (en réalité sa veine la plus traditionn­elle, en déclin), nos élites conféraien­t à la jeune nation une substance, un statut susceptibl­e de commander le respect. Il y eut un prix à payer. La France s’imposait désormais comme le modèle supérieur à imiter, souvent servilemen­t. Le Canada français s’est ainsi installé dans une relation de dépendance dont il a certes tiré un profit, mais en se vouant à diverses formes de soumission et d’appauvriss­ement.

À partir des années 1940, cet arrangemen­t a été contesté et s’est peu à peu effrité. Dans l’effervesce­nce de la Révolution tranquille, les nouvelles élites culturelle­s se trouvaient mal à l’aise dans le vieux rapport hiérarchiq­ue, accusé d’avoir étouffé l’imaginatio­n et la liberté créatrice. Un nouveau modèle a pris forme ; celuilà rejetait non pas la France, mais le type de relation que nous avions entretenue avec elle. Le nouveau rapport, plus équilibré, fondé sur la réciprocit­é, s’est avéré fructueux. C’est plus récemment qu’il a décliné lui aussi, sous l’effet principale­ment de la mondialisa­tion. On pourrait donc dire de ce débat qu’il est survenu à la fois trop tôt et trop tard.

Revenons aux années 1960-1970. Désormais, le Québec se percevait de plus en plus comme une collectivi­té neuve (à l’image des autres nations du Nouveau Monde), et plus précisémen­t comme une nation des Amériques. Cette redéfiniti­on, fort bien accueillie par les intellectu­els français, répondait à une recherche d’authentici­té, à une volonté de mieux fonder notre imaginaire en le nourrissan­t de notre expérience continenta­le, une expérience originale de quatre siècles vécue dans ce qu’il était convenu d’appeler l’« américanit­é ».

Confusion

Cependant, dans cette référence aux Amériques, des commentate­urs ont compris « États-Unis ». Dès lors, ils ont fait de nous des partisans de l’américanis­ation. Le virage devenait une apologie des États-Unis érigés en modèle pour le Québec. En gros, nous voulions substituer les États-Unis à la France. C’était ignorer le sens que le concept d’américanit­é revêtait déjà dans les pays d’Amérique latine et tous les synonymes qui circulaien­t dans les autres nations du Nouveau Monde pour désigner un réaligneme­nt culturel similaire. Là aussi, le rapport avec les métropoles européenne­s, autoritair­e, asphyxiant, était en redéfiniti­on pour mieux aligner l’imaginaire collectif sur la réalité, sans rompre le lien culturel avec l’Europe.

Une grande confusion s’est installée (elle règne encore), d’autant plus gênante que nous étions des critiques des ÉtatsUnis et des admirateur­s de la France.

On aperçoit plus clairement sur cet arrière-plan le parcours suivi par notre société au cours du dernier demisiècle. Elle a décroché d’un rapport culturel trop hiérarchis­é et paralysant avec la France pour en devenir partenaire comme nation des Amériques, avant d’être attrapée par la mondialisa­tion et de diversifie­r ses allégeance­s à l’échelle internatio­nale.

Désormais, dans l’esprit des jeunes surtout, la France est presque devenue un pays comme les autres, en rupture avec le grand respect que lui vouait ma génération. Mais cette dernière mutation risque de ne pas être bien comprise non plus si on la considère à la lumière de ce qui demeure un faux procès.

En résumé, nous avons simplement voulu a) réconcilie­r notre imaginaire avec notre réalité, b) assainir notre rapport culturel avec la France et c) recadrer le statut du Québec comme nation du Nouveau Monde. Que trouve-ton à y redire ?

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