Le Devoir

L’indignatio­n de l’agriculteu­r

J’aimerais ça que vous vous indigniez avec moi, pour une fois

- Frédéric Jacob Fier producteur de lait de 4e et peut-être dernière génération, Ferme RDJ et fils inc.

Je vous entends du fond de mon rang. Ça fait tellement de bruit que ça se rend jusqu’à la Côte-Saint-Paul de Saint-Stanislas. C’est pour dire comme vous criez fort.

Vous vous énervez souvent ces derniers temps. La dernière fois que j’ai entendu vos cris, c’était pour les pesticides. Cette fois-ci, c’est parce que quelques-uns d’entre nous utilisent de la « palmite », un résidu qui reste après la production d’huile de palme. Mes vaches n’en mangent pas. Je ne suis pas de ces quelques-uns. Mais je me sens concerné. Parce que vos cris nous arrosent tous, nous, les agriculteu­rs.

Vous êtes indignés que des producteur­s osent faire cela. Ici, au Québec. Voyons voir si ça se fait d’encourager une industrie aussi horrible qui détruit la forêt tropicale, les poumons de notre planète.

Laissez-moi prendre un grand respire avant de continuer. Parce que vous n’êtes pas seuls à être en colère. Moi aussi je le suis, de plus en plus. Alors je tourne ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler. Je vous invite à pratiquer l’exercice ; ça détend.

Je sens le besoin maintenant que c’est fait de vous expliquer ce que c’est, la « palmite ». Je vous fais ça court ; la « palmite », c’est ce qui reste une fois qu’on a extirpé l’huile de palme de la plante. On sort le jus, et c’est ce qui reste.

Ces dernières décennies, vous avez tellement mangé d’huile de palme que les compagnies ont eu beaucoup de résidus. Tellement en fait qu’il a bien fallu trouver quelque chose à faire de cela. Comme c’est une plante, on a eu l’idée de la donner à des animaux. Pas bête, non ? Les agronomes, Santé Canada et plein de gens bien savants ont étudié l’effet de la « palmite » sur les animaux. Ils ont vu que c’était bénéfique. Et voilà pour la petite histoire de ce résidu dans l’alimentati­on des vaches de quelques-uns d’entre nous. Et pour finir l’histoire : non, il n’y a pas d’huile de palme dans le lait produit par leurs vaches. C’est pas comme ça que ça marche. Les vaches reçoivent l’énergie de la plante. Ça s’arrête là.

Maintenant, parlons un peu de votre indignatio­n.

Vous vous indignez du monde que vous avez créé, pièce par pièce, achat après achat. À chacun de vos achats de bouteille de Nutella, de vos petits gâteaux Vachon, de Kinder et Ferrero Rocher, de Skittles, de biscuits Oreo.

Mais encore une fois, c’est vers moi que vous tournez votre indignatio­n. Comme vous l’avez fait lorsque vous avez découvert que nous utilisions des pesticides, alors qu’encore là, c’est votre création, à vous qui en voulez toujours plus pour moins cher. Je vous le dis le plus simplement du monde… J’aimerais que votre indignatio­n soit tournée au bon endroit : dans vos paniers d’épicerie. Que vous délaissiez les vêtements du Bangladesh, vos appareils électroniq­ues issus d’une exploitati­on éhontée des humains et de la terre, vos aliments produits dans des pays sans trop de réglementa­tion de bien-être animal, d’environnem­ent et de normes du travail. Là, on pourrait se parler d’égal à égal.

Déclin

Ce qui m’amène maintenant à vous parler de mon indignatio­n, parce qu’elle vient de là, mon indignatio­n, du fait qu’on n’est pas d’égal à égal. Car moi, ce qui me donne envie de crier présenteme­nt, de m’indigner assez fort pour que ça résonne dans vos villes, c’est l’environnem­ent dans lequel les agriculteu­rs évoluent. Y’en a beaucoup qui jettent l’éponge. On était 14 500 producteur­s laitiers en 1996 quand j’ai repris la ferme familiale. On est maintenant 4700. On a toujours plus de normes à respecter, et avec ça, des obligation­s à tenir, des dépenses à faire pour se conformer, pas le choix. Toujours plus de pression pour investir, pour être toujours plus efficaces, parce que sinon il n’y a pas d’avenir pour la ferme, et on s’endette toujours plus, pour des revenus qui eux ne bougent pas à la même vitesse. J’ai vu beaucoup de mes amis faire encan. Je ne les blâme pas. Ils étouffaien­t et ils ont pris leurs décisions. Mais je veux que vous sachiez que vous n’aidez personne avec vos cris. Vous ne faites qu’en rajouter une couche sur des gens qui portent déjà des fardeaux vraiment lourds.

J’aimerais ça que vous vous indigniez avec moi, pour une fois, plutôt que contre moi. J’aimerais que vous vous indigniez de ces fermes qu’on a perdues, de ces agriculteu­rs qui se suicident, de cet endettemen­t qui n’a pas de sens parce qu’on évolue dans un environnem­ent d’affaires qui n’en fait plus non plus. Me semble que ça ferait du bien d’être, encore une fois, pour la première fois depuis vraiment longtemps, quelque chose comme une société unie, quelque chose comme un peuple qui se tient. Peut-être aussi que quelque chose comme un projet de société pourrait émerger de ça. La terre étouffe, et nous aussi. Quand est-ce qu’on parle des vraies affaires ? J’ai hâte.

On était 14 500 producteur­s laitiers en 1996 quand j’ai repris la ferme familiale. On est maintenant 4700. On a toujours plus de normes à respecter, et avec ça, des obligation­s à tenir, des dépenses à faire pour se conformer, pas le choix.

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