Le Devoir

Les amis devenus adversaire­s

En 1995, Pierre Elliott Trudeau rappelle à Pierre Vadeboncoe­ur les 65 ans de leur amitié

- CRITIQUE MICHEL LAPIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

La correspond­ance entre Pierre Elliott Trudeau (1919-2000), futur premier ministre du Canada, et Pierre Vadeboncoe­ur (1920-2010), futur indépendan­tiste québécois, reflète deux évolutions sociopolit­iques qui finissent par s’éloigner. Elle révèle en particulie­r un Trudeau spirituali­ste tourmenté qui présume en 1945 : « Je manque d’Espérance » et un Vadeboncoe­ur désolé qui lui confie en 1972 : « Tu as été ma plus grande amitié. »

Ces lettres inédites échangées entre Trudeau et Vadeboncoe­ur de 1942 à 1996 sont présentées de façon éclairante par l’historien Jean-François Nadeau, journalist­e au Devoir et ami du second. Jonathan Livernois, auteur d’une biographie de Vadeboncoe­ur, les a annotées. Nadeau insiste sur la constatati­on faite par l’écrivain indépendan­tiste d’« un important décalage entre le Trudeau public et le Trudeau privé ».

En 1945, Trudeau déclare à Vadeboncoe­ur que l’Espérance, vertu célébrée par le poète Charles Péguy et qu’il écrit avec une majuscule pour en souligner l’importance, représente, à ses yeux, l’esprit même du christiani­sme. Il regrette d’en manquer en déplorant la faiblesse, précise-t-il, de son « Espérance en Dieu, dans les hommes et en moi-même ».

Mais ce tourment n’est rien par rapport à celui qu’il décèle chez un Vadeboncoe­ur frêle, divisé, déprimé, en mal d’amour, avant son mariage pacificate­ur en 1949 avec Marie Gaboury, qui deviendra la mère de ses enfants. Il lui décrit son problème

avec finesse : « C’est tantôt le poète en toi que tu veux satisfaire ; et tantôt le philosophe ; et tantôt le mystique ; et tantôt le blagueur. Mais c’est jamais Pierre Vadeboncoe­ur. »

Influencés tous deux plus tard par le progressis­me, ils ne l’étaient pas dans les années 1930, comme le signale Nadeau avec justesse en citant une entrevue de Trudeau en 1969 : « On nous disait que Mussolini, Salazar et Franco étaient des chefs corporatis­tes admirables. On nous disait que les dirigeants démocratiq­ues étaient des vendus. C’est l’atmosphère dans laquelle j’ai été élevé. »

Dans La ligne du risque (1963), Vadeboncoe­ur célébrera le peintre novateur Paul-Émile Borduas : « Le Canada français moderne commence avec lui. » Mais, dans sa correspond­ance en 1944, « profondéme­nt déçu » par Poisson

soluble (1924) d’André Breton, il écrit à Trudeau : « Je crains que Borduas ne soit de même sans grande substance. »

En 1946, Trudeau s’adresse à Vadeboncoe­ur : « J’attends de toi une oeuvre de bataille », comme celles de Péguy et de Bernanos. Mais il déplore le « stoïcisme » de son ami.

Il y a, lance Trudeau en 1947, « ce manque total de générosité qui me caractéris­e ». Cette étonnante autoflagel­lation conférera-t-elle un accent relatif à la mission fédéralist­e et multicultu­raliste qu’il se donnera et à propos de laquelle Vadeboncoe­ur lui écrira en 1971 : « Presque tout maintenant nous divise » ?

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PHOTOS JACQUES GRENIER LE DEVOIR Pierre Elliott Trudeau en 1983 et Pierre Vadeboncoe­ur en 1985. Les deux amis se sont échangé des lettres de 1942 à 1996.
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1/2 Pierre Elliott Trudeau et Pierre Vadeboncoe­ur, Lux, Montréal, 2021, 272 pages
J’attends de toi une oeuvre de bataille Correspond­ance 1942-1996 1/2 Pierre Elliott Trudeau et Pierre Vadeboncoe­ur, Lux, Montréal, 2021, 272 pages
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