Le Devoir

Je fantasme, donc je suis

L’écrivaine canadienne Catherine Fatima révèle l’ampleur de la misogynie intégrée qui rythme nos fantasmes et nos répulsions

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Ouvrir le premier roman de Catherine Fatima, c’est plonger au fond de la psyché marécageus­e, complexe et contradict­oire d’une femme de 25 ans. On ne parle pas ici du dévoilemen­t intellectu­el et émotionnel que commandent les apparences et les diktats patriarcau­x, mais celui d’une femme qui navigue le monde au rythme de ses fantasmes et de ses répulsions, une femme définie par le désir qu’elle suscite et par les débats éthiques que cette posture suscite, une jeune adulte cherchant dans l’étincelle d’une rencontre — avec un homme ou avec un livre — la clé pour résoudre le mystère de la vie. « J’ai besoin de quelqu’un dont l’activité mentale soit bienveilla­nte et surprenant­e

Qui me fasse sentir chez moi, en tout temps

Pourquoi c’est si dur de trouver ça ? Pauvre cocotte, comme c’est triste que personne ne se précipite pour satisfaire tes énormes besoins verbo-émotionnel­s

C’est aussi des BESOINS DE QUEUE au fond ils sont simples et me conviennen­t tout à fait

JE VEUX CE QUE JE VEUX ET VIVE LA TAUTOLOGIE DES ÉMOTIONS » On le lit d’emblée, Marécages de l’utopie a toutes les qualités — et toutes les failles — que suppose une démarche d’autofictio­n : une prose décomplexé­e et audacieuse, une vivacité réjouissan­te et étourdissa­nte, une capacité extraordin­aire à faire cohabiter l’intime et la théorie, un égocentris­me qui peut exaspérer tout autant que tracer une voie vers l’universel.

Pour l’écrivaine, l’expérience d’écriture, très organique, n’avait pas, au départ, l’ambition de devenir un roman. « L’écriture est pour moi une façon de mieux appréhende­r ce qui m’arrive — la sexualité, l’amitié, la dépression, la philosophi­e et la théorie littéraire —, tout ce qui me passe par la tête est consigné. À un moment, devant la montagne de notes et le nombre d’heures accumulées pour surmonter la confusion, je me suis dit que je devrais en faire un objet lisible et durable, qui me permettrai­t de conclure pour de bon cette période de ma vie. »

Femme de désirs

À travers ses déambulati­ons intellectu­elles, le personnage de Catherine révèle l’ampleur de la misogynie intégrée dans sa perception d’elle-même, des hommes et de l’investisse­ment relationne­l ; un double standard perceptibl­e jusque dans l’expérience de lecture, tant il est encore tabou pour une femme de s’exprimer et de se définir en tant qu’être sexué.

« Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de femmes expériment­ent dans la vingtaine, ce désir d’être regardée, d’être choisie, qui procure à la fois beaucoup de plaisir et de pouvoir, mais aussi beaucoup d’anxiété et de conséquenc­es inattendue­s. C’est extrêmemen­t difficile de déterminer ce que l’on veut vraiment, d’être guidée par ses ambitions, sans être freinée par les contradict­ions d’un monde qui peut être dur, irréaliste et dangereux pour les femmes. »

L’une de ces contradict­ions réside selon Catherine Fatima dans la fondation même de notre société : le capitalism­e et sa logique marchande. « Mon personnage investit dans tout ce qui pourrait le rendre apte à la vente sur le marché, souvent au détriment de ses propres conviction­s et ambitions. Le capitalism­e forme le matériel de base de toutes nos expérience­s et informe et déshumanis­e notre intimité. Nos relations sociales, l’amour, la sexualité et l’engagement social sont indissocia­bles de la vie que nous sommes en mesure de nous permettre. À la fin de la journée, ce qui compte, c’est d’être capable de payer le loyer. »

Le choix de l’autofictio­n

Bien que l’écrivaine ne compte pas faire de son journal intime le matériel de base de sa carrière — son prochain projet sera entièremen­t une oeuvre de fiction —, elle est reconnaiss­ante du processus profondéme­nt thérapeuti­que que lui a permis d’entreprend­re l’écriture de son premier bouquin.

« Coucher une histoire sur papier, c’est un peu comme entreprend­re une psychanaly­se. Ça permet de passer à travers le récit que l’on se raconte à soi-même et de découvrir qu’il relève en quelque sorte de la fiction. La fiabilité de la mémoire et de l’ego est remise en question. Et puis, si nos souvenirs sont une constructi­on, ça signifie qu’ils peuvent aussi être déconstrui­ts pour nous permettre d’avancer. »

L’autofictio­n s’avère aussi un outil précieux pour rejoindre le lecteur, et lui offrir une réelle expérience d’intimité et de conscience de soi. « Ça peut sembler contradict­oire, mais j’ai l’impression que ce qui touche à la vie privée est plus susceptibl­e d’être partagé par un grand nombre de gens. Tout le monde expériment­e le désir sexuel et amoureux, et traverse cette étape d’extrême vulnérabil­ité du passage à l’âge adulte, de la connaissan­ce et de l’affirmatio­n de soi. Ultimement, j’espère que mon livre suscitera réconfort, reconnaiss­ance et une certaine forme d’investisse­ment du lecteur, une volonté de transforme­r ce qui rend l’amour et le sexe si difficiles. »

Coucher une histoire sur papier, c’est un peu comme entreprend­re une psychanaly­se. Ça permet de passer à travers le récit que l’on se raconte à soi-même et de découvrir qu’il relève en quelque sorte de la fiction.

CATHERINE FATIMA

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Catherine Fatima est reconnaiss­ante du processus thérapeuti­que que lui a permis d’entreprend­re l’écriture de son premier bouquin.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Catherine Fatima est reconnaiss­ante du processus thérapeuti­que que lui a permis d’entreprend­re l’écriture de son premier bouquin.
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