Je fantasme, donc je suis
L’écrivaine canadienne Catherine Fatima révèle l’ampleur de la misogynie intégrée qui rythme nos fantasmes et nos répulsions
Ouvrir le premier roman de Catherine Fatima, c’est plonger au fond de la psyché marécageuse, complexe et contradictoire d’une femme de 25 ans. On ne parle pas ici du dévoilement intellectuel et émotionnel que commandent les apparences et les diktats patriarcaux, mais celui d’une femme qui navigue le monde au rythme de ses fantasmes et de ses répulsions, une femme définie par le désir qu’elle suscite et par les débats éthiques que cette posture suscite, une jeune adulte cherchant dans l’étincelle d’une rencontre — avec un homme ou avec un livre — la clé pour résoudre le mystère de la vie. « J’ai besoin de quelqu’un dont l’activité mentale soit bienveillante et surprenante
Qui me fasse sentir chez moi, en tout temps
Pourquoi c’est si dur de trouver ça ? Pauvre cocotte, comme c’est triste que personne ne se précipite pour satisfaire tes énormes besoins verbo-émotionnels
C’est aussi des BESOINS DE QUEUE au fond ils sont simples et me conviennent tout à fait
JE VEUX CE QUE JE VEUX ET VIVE LA TAUTOLOGIE DES ÉMOTIONS » On le lit d’emblée, Marécages de l’utopie a toutes les qualités — et toutes les failles — que suppose une démarche d’autofiction : une prose décomplexée et audacieuse, une vivacité réjouissante et étourdissante, une capacité extraordinaire à faire cohabiter l’intime et la théorie, un égocentrisme qui peut exaspérer tout autant que tracer une voie vers l’universel.
Pour l’écrivaine, l’expérience d’écriture, très organique, n’avait pas, au départ, l’ambition de devenir un roman. « L’écriture est pour moi une façon de mieux appréhender ce qui m’arrive — la sexualité, l’amitié, la dépression, la philosophie et la théorie littéraire —, tout ce qui me passe par la tête est consigné. À un moment, devant la montagne de notes et le nombre d’heures accumulées pour surmonter la confusion, je me suis dit que je devrais en faire un objet lisible et durable, qui me permettrait de conclure pour de bon cette période de ma vie. »
Femme de désirs
À travers ses déambulations intellectuelles, le personnage de Catherine révèle l’ampleur de la misogynie intégrée dans sa perception d’elle-même, des hommes et de l’investissement relationnel ; un double standard perceptible jusque dans l’expérience de lecture, tant il est encore tabou pour une femme de s’exprimer et de se définir en tant qu’être sexué.
« Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de femmes expérimentent dans la vingtaine, ce désir d’être regardée, d’être choisie, qui procure à la fois beaucoup de plaisir et de pouvoir, mais aussi beaucoup d’anxiété et de conséquences inattendues. C’est extrêmement difficile de déterminer ce que l’on veut vraiment, d’être guidée par ses ambitions, sans être freinée par les contradictions d’un monde qui peut être dur, irréaliste et dangereux pour les femmes. »
L’une de ces contradictions réside selon Catherine Fatima dans la fondation même de notre société : le capitalisme et sa logique marchande. « Mon personnage investit dans tout ce qui pourrait le rendre apte à la vente sur le marché, souvent au détriment de ses propres convictions et ambitions. Le capitalisme forme le matériel de base de toutes nos expériences et informe et déshumanise notre intimité. Nos relations sociales, l’amour, la sexualité et l’engagement social sont indissociables de la vie que nous sommes en mesure de nous permettre. À la fin de la journée, ce qui compte, c’est d’être capable de payer le loyer. »
Le choix de l’autofiction
Bien que l’écrivaine ne compte pas faire de son journal intime le matériel de base de sa carrière — son prochain projet sera entièrement une oeuvre de fiction —, elle est reconnaissante du processus profondément thérapeutique que lui a permis d’entreprendre l’écriture de son premier bouquin.
« Coucher une histoire sur papier, c’est un peu comme entreprendre une psychanalyse. Ça permet de passer à travers le récit que l’on se raconte à soi-même et de découvrir qu’il relève en quelque sorte de la fiction. La fiabilité de la mémoire et de l’ego est remise en question. Et puis, si nos souvenirs sont une construction, ça signifie qu’ils peuvent aussi être déconstruits pour nous permettre d’avancer. »
L’autofiction s’avère aussi un outil précieux pour rejoindre le lecteur, et lui offrir une réelle expérience d’intimité et de conscience de soi. « Ça peut sembler contradictoire, mais j’ai l’impression que ce qui touche à la vie privée est plus susceptible d’être partagé par un grand nombre de gens. Tout le monde expérimente le désir sexuel et amoureux, et traverse cette étape d’extrême vulnérabilité du passage à l’âge adulte, de la connaissance et de l’affirmation de soi. Ultimement, j’espère que mon livre suscitera réconfort, reconnaissance et une certaine forme d’investissement du lecteur, une volonté de transformer ce qui rend l’amour et le sexe si difficiles. »
Coucher une histoire sur papier, c’est un peu comme entreprendre une psychanalyse. Ça permet de passer à travers le récit que l’on se raconte à soi-même et de découvrir qu’il relève en quelque sorte de la fiction.
CATHERINE FATIMA