Le Devoir

Jin le taxi

Virée nocturne dans un Paris impitoyabl­e pour les âmes esseulées et les immigrants illégaux

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Dans La nuit venue, la Ville Lumière a rarement été aussi sombre que sous le regard de Frédéric Farrucci, qui n’a visiblemen­t que faire des beaux quartiers, des monuments emblématiq­ues et des grandes avenues marchandes. Il préfère, et de loin, la beauté âpre des paysages nocturnes le long des autoroutes, celle des tentes de fortune des réfugiés, ou l’observatio­n attentive d’une faune bigarrée et agitée sous les échangeurs, le plus souvent derrière le volant d’une voiture — qui n’appartient pas à ceux qui la conduisent.

Ce titre évoque une mise en garde devant les périls d’une cité à la fin du jour, révélant d’elle-même des facettes que plusieurs refusent de voir en pleine clarté : l’immigratio­n illégale, l’emprise de la mafia, le désespoir des âmes esseulées, dont celles forcées de travailler « la nuit venue ». Un rythme de vie qui use de manière prématurée, comme le constatent deux chauffeurs de taxi de type « économie de partage » et d’origine chinoise, l’un des deux s’étonnant de voir à quel point les Français dissertent sur le bonheur. Ce n’est pourtant pas faute de vouloir y goûter.

Aucun semblant de sérénité n’est palpable dans l’environnem­ent immédiat de Jin (Guang Huo, un nouveau venu à l’aisance évidente), garçon ténébreux et filiforme contraint de travailler pour un patron retors, qui le tient financière­ment à la gorge, de même que sa famille restée en Chine. Pour cet ancien DJ cultivant l’espoir de revenir à l’avant-scène, et composant à temps perdu (les magnifique­s sonorités électros de Rone contribuen­t au charme énigmatiqu­e de cette traversée souterrain­e), sillonner Paris la nuit relève de l’esclavage, et le terme n’est pas trop fort.

Jin voit sans cesse défiler sur la banquette arrière des noctambule­s de tous les styles, et voilà qu’il retient son souffle devant la beauté mystérieus­e de Naomi (Camélia Jordana, qui étonne encore après son passage réussi chez Emmanuel Mouret), filmée d’abord comme d’autres clients anonymes, mais vite invitée à s’asseoir à ses côtés. Geste tout sauf banal, scellant une alliance entre deux éclopés traînant un lourd bagage, même si celui de Naomi, à la merci du désir et des euros des hommes cravatés, semble volontaire­ment laissé dans l’ombre. Ce profil psychologi­que apparaît plutôt mince, et nous ramène à l’archétype de la prostituée au grand coeur, cliché dont le cinéma français semble incapable de se passer.

Cette plongée dans un Paris souvent méconnaiss­able, où l’on cause davantage en mandarin qu’en français, Frédéric Farrucci s’y engage de façon sinueuse, suivant tous ces sanspapier­s dans une posture quasi documentai­re, au plus près de leurs visages blafards et de leurs mines inquiètes, traquées. Car dans leur voiture, au milieu de restaurant­s exigus ou dans des appartemen­ts délabrés, ils semblent rivés à leur téléphone comme à une laisse électroniq­ue, dépouillés de toute forme d’intimité, y compris sexuelle. Ils deviennent alors des proies faciles, surtout au moment où ils veulent s’affranchir, parfois violemment, de leurs bourreaux.

Pour son long métrage de fiction, Farrucci a refusé de tourner la caméra vers lui-même, préférant s’appuyer sur une connaissan­ce quasi anthropolo­gique des territoire­s qu’il ratisse ici. Ce Paris bigarré, sanglant, multiethni­que et quelque peu en décrépitud­e — à en juger par les tours HLM où sont pratiqueme­nt confinés certains personnage­s — ne cesse d’étonner dans La nuit venue. Sans jouer au cinéphile érudit, disons qu’il s’inscrit dans une lignée de cinéastes crépuscula­ires, de Jean-Pierre Melville à Alain Corneau, dépeignant la racaille et leurs victimes sans fioritures ni échappatoi­res. Vivre dans la nuit, ce n’est pas pour tout le monde, encore moins pour les esprits romantique­s. Ceux qui passent devant la caméra de Frédéric Farrucci l’apprennent à leurs dépens.

 ?? K-FILMS AMÉRIQUE ?? Jin (Guang Huo) voit sans cesse défiler sur la banquette arrière des noctambule­s de tous les styles, et voilà qu’il retient son souffle devant la beauté mystérieus­e de Naomi (Camélia Jordana), filmée d’abord comme d’autres clients anonymes, mais vite invitée à s’asseoir à ses côtés.
K-FILMS AMÉRIQUE Jin (Guang Huo) voit sans cesse défiler sur la banquette arrière des noctambule­s de tous les styles, et voilà qu’il retient son souffle devant la beauté mystérieus­e de Naomi (Camélia Jordana), filmée d’abord comme d’autres clients anonymes, mais vite invitée à s’asseoir à ses côtés.

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