Jin le taxi
Virée nocturne dans un Paris impitoyable pour les âmes esseulées et les immigrants illégaux
Dans La nuit venue, la Ville Lumière a rarement été aussi sombre que sous le regard de Frédéric Farrucci, qui n’a visiblement que faire des beaux quartiers, des monuments emblématiques et des grandes avenues marchandes. Il préfère, et de loin, la beauté âpre des paysages nocturnes le long des autoroutes, celle des tentes de fortune des réfugiés, ou l’observation attentive d’une faune bigarrée et agitée sous les échangeurs, le plus souvent derrière le volant d’une voiture — qui n’appartient pas à ceux qui la conduisent.
Ce titre évoque une mise en garde devant les périls d’une cité à la fin du jour, révélant d’elle-même des facettes que plusieurs refusent de voir en pleine clarté : l’immigration illégale, l’emprise de la mafia, le désespoir des âmes esseulées, dont celles forcées de travailler « la nuit venue ». Un rythme de vie qui use de manière prématurée, comme le constatent deux chauffeurs de taxi de type « économie de partage » et d’origine chinoise, l’un des deux s’étonnant de voir à quel point les Français dissertent sur le bonheur. Ce n’est pourtant pas faute de vouloir y goûter.
Aucun semblant de sérénité n’est palpable dans l’environnement immédiat de Jin (Guang Huo, un nouveau venu à l’aisance évidente), garçon ténébreux et filiforme contraint de travailler pour un patron retors, qui le tient financièrement à la gorge, de même que sa famille restée en Chine. Pour cet ancien DJ cultivant l’espoir de revenir à l’avant-scène, et composant à temps perdu (les magnifiques sonorités électros de Rone contribuent au charme énigmatique de cette traversée souterraine), sillonner Paris la nuit relève de l’esclavage, et le terme n’est pas trop fort.
Jin voit sans cesse défiler sur la banquette arrière des noctambules de tous les styles, et voilà qu’il retient son souffle devant la beauté mystérieuse de Naomi (Camélia Jordana, qui étonne encore après son passage réussi chez Emmanuel Mouret), filmée d’abord comme d’autres clients anonymes, mais vite invitée à s’asseoir à ses côtés. Geste tout sauf banal, scellant une alliance entre deux éclopés traînant un lourd bagage, même si celui de Naomi, à la merci du désir et des euros des hommes cravatés, semble volontairement laissé dans l’ombre. Ce profil psychologique apparaît plutôt mince, et nous ramène à l’archétype de la prostituée au grand coeur, cliché dont le cinéma français semble incapable de se passer.
Cette plongée dans un Paris souvent méconnaissable, où l’on cause davantage en mandarin qu’en français, Frédéric Farrucci s’y engage de façon sinueuse, suivant tous ces sanspapiers dans une posture quasi documentaire, au plus près de leurs visages blafards et de leurs mines inquiètes, traquées. Car dans leur voiture, au milieu de restaurants exigus ou dans des appartements délabrés, ils semblent rivés à leur téléphone comme à une laisse électronique, dépouillés de toute forme d’intimité, y compris sexuelle. Ils deviennent alors des proies faciles, surtout au moment où ils veulent s’affranchir, parfois violemment, de leurs bourreaux.
Pour son long métrage de fiction, Farrucci a refusé de tourner la caméra vers lui-même, préférant s’appuyer sur une connaissance quasi anthropologique des territoires qu’il ratisse ici. Ce Paris bigarré, sanglant, multiethnique et quelque peu en décrépitude — à en juger par les tours HLM où sont pratiquement confinés certains personnages — ne cesse d’étonner dans La nuit venue. Sans jouer au cinéphile érudit, disons qu’il s’inscrit dans une lignée de cinéastes crépusculaires, de Jean-Pierre Melville à Alain Corneau, dépeignant la racaille et leurs victimes sans fioritures ni échappatoires. Vivre dans la nuit, ce n’est pas pour tout le monde, encore moins pour les esprits romantiques. Ceux qui passent devant la caméra de Frédéric Farrucci l’apprennent à leurs dépens.