Le Devoir

Andreï Kontchalov­ski et le mystère de l’image

Le vénérable cinéaste, à propos de Chers camarades ! qui revient sur un massacre longtemps occulté

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Au mitan environ du film Chers camarades !, une femme assise sur un banc de parc observe une chienne qui allaite ses petits dans un buisson. Elle s’appelle Lioudmila Siomina, est l’une des représenta­ntes du Parti communiste à Novotcherk­assk, et en ce jour de juin 1962, sa ferveur politique est mise à mal. En effet, alors que le prix des denrées vient d’augmenter, une usine locale a décidé de baisser les salaires de ses employés. Les voici donc qui manifesten­t, y compris la fille de Lioudmila.

Or, une telle démonstrat­ion fait mal paraître l’idéal socialiste, aussi les autorités dépêchées par Moscou s’apprêtent-elles à ouvrir le feu sur la foule. Tandis que Lioudmila s’inquiète pour sa fille en contemplan­t l’animal qui vient d’accoucher, la proverbial­e « Mère Russie » massacre ses enfants. Le contraste est saisissant. Des séquences puissantes de la sorte, le film

Chers camarades ! en regorge. Entretien avec celui qui les a imaginées pour mieux dénoncer un massacre longtemps occulté, Andreï Kontchalov­ski.

« Il s’agit d’événements classés ultra-secrets qui ont été dissimulés pendant trente ans. Dans les années 1960-1970, j’avais entendu des rumeurs [Alexandre Soljenitsy­ne évoque le massacre de Novotcherk­assk dans

L’archipel du Goulag]. Puis, dans les années 1990, des enquêtes ont mis au jour ce qui est arrivé. Il y a eu de nombreux témoignage­s et la publicatio­n de plusieurs mémoires. En écoutant et en lisant ces comptes rendus, j’ai trouvé qu’il y avait matière à film. Sauf qu’à cette époque, j’étais engagé dans la réalisatio­n d’une série télévisée tirée de L’odyssée [pour la chaîne américaine ABC] », explique le cinéaste aux mille vies profession­nelles.

Car, pour mémoire, Andreï Kontchalov­ski fut d’abord un pianiste virtuose qu’un certain Andreï Tarkovski convainqui­t, après dix ans de conservato­ire, de se réorienter en cinéma. C’est ainsi que le premier coécrivit les scénarios

des chefs-d’oeuvre précoces du second,

L’enfance d’Ivan et Andreï Roublev.

La réalisatio­n vint peu après. Récompensé­e à Cannes, la fresque historique Sibériade ouvrit à Andreï Kontchalov­ski les portes d’Hollywood pour le meilleur (Maria’s Lovers, avec Nastassja Kinski ; Runaway Train, avec Jon Voight) et pour le culte

(Tango & Cash, avec Kurt Russell et Sylvester Stallone).

Après quelques téléfilms et coproducti­ons internatio­nales, il rentra en Russie pour quelque chose comme un deuxième âge d’or artistique, des films comme La maison de fous, Les nuits blanches du facteur, et Paradis, se distinguan­t dans maints festivals (deux fois Prix de la mise en scène à Venise). C’est encore le cas avec

Chers camarades ! (Prix spécial du jury à Venise).

« Les projets se sont succédé, mais entre chacun, je revenais inlassable­ment à ce sujet. Puis, un jour, je me trouvais en Italie pour monter une production scénique d’OEdipe. Julia Vyssotsky, mon épouse avec qui je collabore souvent, y tenait le rôle d’Antigone. De la voir jouer dans ce contexte de tragédie fut une révélation ; elle était extraordin­aire. À partir de ce moment, je n’avais qu’une idée : écrire un film où elle pourrait défendre un rôle comme Antigone, voire comme Médée. Et c’est là, finalement, que tous les éléments se sont mis en place pour ce qui allait devenir Chers camarades !.»

Nuances de gris

À la base, le dilemme de Lioudmila, qui subit un lent éveil, à la dure, après des années à vivre dans un déni relevant peu ou prou du lavage de cerveau collectif, est fascinant. « C’est une fanatique, mais elle possède, paradoxale­ment, une réelle innocence. Elle a servi pendant la Deuxième Guerre mondiale et est une stallinist­e pure et dure. Elle vit avec son père, qui lui a connu la Révolution russe, et sa fille, qui elle remet tout en question. Je suis de cette dernière génération. »

Cette dimension intergénér­ationnelle s’imposa vite et les dynamiques familiales se développèr­ent facilement. De l’aveu du cinéaste, ce qui lui causa des maux de tête, c’est la manière de dépeindre les figures issues des différents paliers d’autorité.

« Au cinéma, ce sont souvent des monstres unidimensi­onnels, des caricature­s, alors que j’estimais plus intéressan­t, et plus conforme à la réalité, de montrer des zones de complexité, d’ambiguïté. » Des nuances de gris, en somme. Pour le compte, outre son cachet en phase avec l’époque, le noir et blanc du film offre un écho visuel à la mentalité et aux agissement­s montrés (dès les premières minutes du film, l’amant de Lioudmila rappelle à cette dernière : « La parole du parti fait loi. Elle ne se discute pas »).

Parfois très intuitif

OEuvre d’une maîtrise narrative et formelle parfaite, l’une et l’autre des instances étant en constante adéquation, Chers camarades ! est de ces films conscients du pouvoir de l’image, et qui laissent par conséquent volontiers celle-ci parler sans l’apport de mots.

« Vous savez, concevoir un film, c’est un peu comme écrire un roman : vous écrivez, écrivez, effacez, reprenez ; vous considérez un brouillon, vous le jetez et vous recommence­z… Il y a plein de faux départs. »

Même prêt à tourner, le scénario sera souvent modifié juste avant le tournage, parfois pendant. « Il y a des idées qui sont là avant que l’histoire se mette en place. Par exemple, lorsque Lioudmila est ivre dans la voiture, comme folle, et qu’elle entonne ce chant soviétique, c’est quelque chose qui m’est venu bien avant l’étape du scénario. Quant à la séquence que vous mentionnie­z, celle avec les chiots, c’est un flash que j’ai eu cinq jours avant le commenceme­nt du tournage. J’ai demandé qu’on me trouve une chienne qui venait d’avoir des petits et l’ai filmée, mais je ne savais même pas ce que je comptais en faire. C’est venu dans un second temps. C’est parfois très intuitif, très mystérieux. »

À ces mots, le cinéaste octogénair­e se tait, pensif. « Ce sont des scènes où beaucoup est suggéré, mais où rien n’est dit. Parce qu’il y a des choses qu’on ne peut exprimer avec des mots », conclut Andreï Kontchalov­ski.

Chers camarades !

(V.O., s.-t.f. et s.-t.a.)

Drame historique d’Andreï Kontchalov­ski. Avec Julia Vyssotsky, Andreï Goussev, Ioulia Bourava. Russie, 2020, 116 minutes.

En VSD à cinemadupa­rc.com et en salle au cinéma du Parc.

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FILMS WE LIKE Outre son cachet en phase avec l’époque, le noir et blanc du film offre un écho visuel à la mentalité et aux agissement­s montrés.
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